Une politique ZEP
| le 30/11/-0001 00:00
Il y a deux manières de penser l'éducation prioritaire : l'une qui affirme des exigences et des ambitions pour tous alors que l'autre...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
Jean-Yves ROCHEX
Équipe ESCOL-CIRCEFT, Université Paris 8, Saint-Denis
La publication simultanée au Bulletin officiel de l'Éducation nationale du 22 juillet dernier des deux circulaires relatives aux internats d'excellence et au programme CLAIR, le discours concernant ces internats prononcé par Nicolas Sarkozy à Marly-le-Roi le 9 septembre et celui prononcé par le Ministre de l'Éducation nationale à l'occasion du séminaire CLAIR du 21 septembre, consacrent de manière très claire une réorientation majeure de la Politique d'éducation prioritaire, dont on peut penser qu'elle relève non seulement du renoncement aux conceptions premières de cette politique, mais aussi à l'ambition plus générale de lutte contre les inégalités scolaires dans laquelle elle s'inscrivait. Cette réorientation, manifeste aujourd'hui, s'est néanmoins dessinée bien avant ; elle ne concerne d'ailleurs pas que la France et s'inscrit dans les évolutions plus générales des modes de régulation des politiques éducatives à l'oeuvre aujourd'hui. Ainsi une analyse comparative des politiques d'éducation prioritaire (désormais PEP) mises en oeuvre dans huit pays européens nous a-t-elle permis de décrire et d'analyser trois âges ou trois modèles de ce type de politiques, dont les modes d'agencement, de succession ou de superposition varient selon les pays, mais témoignent d'un recul notable de l'objectif de lutte contre les inégalités, et des conceptions selon lesquelles les PEP pourraient (ou auraient pu) être un ferment de transformation et de démocratisation des systèmes éducatifs et de leurs modes de fonctionnement [1]. Nous présenterons cetteanalyse plus globale, puis nous reviendrons sur celle des textes concernant les internats d'excellence et le programme CLAIR.
Après les premiers programmes de ce type aux États-Unis, les PEP sont apparues en Europe dans des pays où, durant les décennies d'après-guerre, développement économique, modèle du Welfare state et politiques volontaristes d'élévation du niveau de formation allaient de pair. Elles signent en quelque sorte l'achèvement dans ces pays du modèle de collège unique ou comprehensive school, au double sens de la fin du processus de mise en oeuvre de ce modèle, et du constat qui s'en suit de son insuffisance à répondre aux espoirs de lutte contre l'inégalité et de démocratisation qui l'avaient soutenu. Les conceptions qui sous-tendent la mise en oeuvre des PEP sont alors massivement de type « compensatoire » : il s'agit de compenser par un renforcement de l'action et des moyens de l'institution scolaire (et par les collaborations que celle-ci est invitée à nouer avec d'autres institutions) les déficits ou carences, d'ordre culturel, linguistique ou intellectuel, dont souffriraient les enfants de milieux populaires et/ou appartenant aux« minorités ». De telles conceptions ont été, dès cette époque,critiquées par nombre de sociologues importants (Bourdieu ou Isambert-Jamati en France, Bernstein en Angleterre) qui leur reprochaient à la fois d'être fondées sur une vision misérabiliste des classes et des familles populaires et de risquer de dédouaner ainsi l'institution scolaire de toute responsabilité dans la production de l'inégalité scolaire. Dans les controverses politiques et scientifiques, et chez les différents protagonistes des PEP, la tension ou la contradiction entre compensation et démocratisation trouve un écho dans la tension ou la contradiction entre approche «déficitariste« et approche«mobilisatrice« des populations, des territoires et de leurs ressources, ou encore entre une visée correctrice ayant pour objectif de réduire les inégalités scolaires dans des systèmes éducatifs dont les modes de fonctionnement pourraient n'être guère interrogés, et une approche transformatrice faisant des mesures visant à améliorer la réussite scolaire et à accroître les pouvoirs sociaux des catégories de population ciblées et mobilisées une sorte de « laboratoire du changement social en éducation », selon l'expression utilisée par les membres du CRESAS [2]. Quoiqu'il en soit, la visée compensatoire alors dominante donne une relative cohérence aux trois modes de ciblage des PEP alors adoptés : ciblage en termes de populations particulièrement victimes de l'échec et de l'inégalité scolaires (et appréhendées, selon les pays, plutôt en termes de classes ou de milieux sociaux, ou en termes de minorités ethniques, culturelles ou linguistiques) ; ciblage en termes de territoires (les PEP sont des politiques territorialisées, et même le premier exemple français de telles politiques) ; ciblage en termes d'établissements ou réseaux d'établissements scolaires (à la fois moyens d'atteindre les populations ciblées, et échelon présupposé efficace pour délimiter, élucider et traiter les problèmes qui les affectent). Ce premier modèle ou premier âge des PEP est celui qui va inspirer successivement la mise en oeuvre de telles politiques dès le milieu des années 70 en Angleterre, puis en Suède, en France, en Belgique,au Portugal...
Ce modèle initial va évoluer considérablement, en lien avec les transformations qui affectent les politiques éducatives à l'échelle internationale, et avec l'avènement, à la fin du XXe siècle, de ce qui, selon les auteurs, est désigné comme nouveaux modes de régulation ou tournant néo-libéral en matière de politiques scolaires. En effet, le modèle de régulation sur lequel se sont fondées les politiques éducatives des années 70,modèle que Maroy [3] qualifie de bureaucratico-professionnel à parce qu'il conjugue un rôle prédominant,voire quasi exclusif, de l'État éducateur et prescripteur de règles a priori, une standardisation de ces règles permettant une égalité de traitement des élèves, et une forte autonomie des enseignants et de leurs organisations, basée sur leur expertise et leurs savoirs professionnels à se trouve, dès les décennies suivantes, sous le feu de critiques apparemment convergentes mais résultant de points de vue contradictoires[4]. La crise de légitimité du modèle ancien va favoriser l'avènement de nouveaux modes de régulation, censés répondre aux exigences de la période : exigences de performance, de qualité et de compétitivité, de diversification et d'innovation, face à l'exacerbation de l'enjeu scolaire et de la concurrence pour l'appropriation du bien éducatif. Fortement promus par des instances supra-nationales (Commission européenne, OCDE), ces nouveaux modes de régulation vont donner lieu, selon des calendriers et des modalités qui diffèrent d'un pays à l'autre, à la mise en oeuvre de réformes d'envergure dans la plupart des pays d'Europe. Ils peuvent être décrits et analysés, en suivant Maroy, en termes d'agencements entre les modèles du quasi-marché et de l'État-évaluateur. Selon le premier de ces modèles, l'accroissement de la liberté de choix des familles à promues au rang de « consommateurs éclairés » face à ce qui devient une« offre scolaire » à, allié à une autonomie plus grande des établissements, voire à une concurrence à plus ou moins ouverte à entre eux, devrait être à même de favoriser une plus grande diversité de l'offre de biens éducatifs, et donc de mieux répondre à l'évolution de la demande, et, ainsi, d'aller vers plus de qualité et d'efficacité des systèmes éducatifs. Mais les acteurs de ce quasi-marché doivent être outillés, éclairés,par des outils qui leur permettent de mieux comparer et évaluer les biens éducatifs, et de mieux piloter, contrôler et infléchir la nature et la qualité de l'offre de tels biens. D'où la montée spectaculaire des préoccupations et des dispositifs d'évaluation, l'importance et la sophistication des enquêtes,internationales et nationales, qui visent à mesurer et comparer l'efficacité et la performance des systèmes éducatifs et des établissements, ces enquêtes et instruments devenant non plus seulement instruments de connaissance, mais outils de pilotage, contribuant et visant à la transformation des politiques éducatives, des curriculums, ou des pratiques professionnelles.
Cette évolution du modèle de l'État éducateur et prescripteur à celui de l'État évaluateur et régulateur du quasi-marché, s'est accompagnée de l'affirmation croissante des rhétoriques et des problématiques d'efficacité et d'équité, dont les rapports avec celles d'égalité et de justice sociale font l'objet de vifs débats, politiques et conceptuels. Visant, selon ses promoteurs[5], à pluraliser les références en matière de justice scolaire, la notion d'équité insiste, au-delà des visées d'égalité d'accès et de traitement, sur celle d'égalité d'acquis ou de résultats des élèves, mais ses critiques font remarquer que cette préoccupation pour l'égalité d'acquis se focalise sur le seul objectif d'acquisition par tous d'un ensemble minimum de savoirs et compétences (key competencies) jugés fondamentaux pour permettre à chacun, particulièrement aux plus démunis ou aux« vaincus de la compétition scolaire », selon l'expression de Dubet[6],d'éviter « l'exclusion sociale » et de trouver une place dans nos sociétés en évolution. Ce qui s'est traduit en France avec la loi d'orientation de 2005 et les dispositions réglementaires qui ont suivi, relatives au socle commun de connaissances et de compétences.
La montée en puissance de ces thématiques de l'équité, des compétences-clés et du minimum commun dans le domaine des politiques éducatives,et de celle de la lutte contre l'exclusion dans celui des politiques sociales et urbaines, a eu un effet majeur sur les évolutions des PEP. La fin des années80 et les années 90 ont dès lors vu l'objectif de lutte contre les inégalités et la perspective compensatoire initiaux s'effacer derrière la problématique de l'inclusion ou de lutte contre l'exclusion sociale et l'objectif de garantie du minimum de biens éducatifs jugé nécessaire à l'intégration dans une société dont le caractère inégalitaire devrait désormais être considéré comme hors d'atteinte de l'action politique, laquelle ne pourrait qu'en corriger les aspects les plus inacceptables et en pacifier les conséquences et les manifestations les plus dangereuses pour l'ordre social. Cette évolution est constitutive de ce que l'on peut considérer comme deuxième âge, deuxième modèle, des PEP, devenues en quelque sorte la composante scolaire de politiques sociales plus larges visant bien moins à la création d'une société moins inégalitaire et socialement plus juste qu'à celle d'une société dans laquelle tous les citoyens ont un accès garanti à un niveau minimum de biens sociaux(revenu, opportunités, santé, etc.) et se sentent ainsi eux-mêmes inclus dans une entreprise sociale commune. Elle conduit dès lors bien souvent à mettre les politiques et les dispositifs scolaires concernés en rapport étroit, voire sous la dépendance de politiques ou de dispositifs plus larges tels que la politique de la Ville en France ou la Social Exclusion Taskforce en Angleterre, voire à minorer les questions propres aux inégalités d'accès aux apprentissages au profit de problèmes sociaux tels que les violences scolaires et urbaines, le chômage et l'insertion, souvent présentés comme appelant à un traitement immédiat et spécifique, au détriment de la prise en considération, politique et conceptuelle, des processus et des rapports sociaux et scolaires, de plus longue durée, qui leur donnent forme et contenus. Si les PEP conservent une référence et un mode de ciblage territoriaux, le territoire n'y est plus guère envisagé comme espace de ressources possibles pour la construction d'un nouvel ordre scolaire, moins inégalitaire et plus émancipateur, mais bien plutôt comme espace de problèmes, voire de menaces pour l'ordre social, et comme cadre et comme ensemble de dispositifs politico-institutionnels permettant à l'État d'exercer son action réparatrice et son pouvoir de contrôle social sur les populations concernées, dans une visée plus pacificatrice que démocratisante.
La thématique de la lutte contre l'exclusion va préparer le terrain pour ce que nous appelons le troisième âge des PEP. Prévenir l'exclusion nécessite d'identifier les élèves ou les groupes les plus exposés àce risque. Dès lors, la méta-catégorie d'élèves ou de groupes à risques va faciliter l'effacement de la référence aux territoires au profit d'une référence aux populations, ou plutôt aux individus. Ce troisième âge ou troisième modèle des PEP voit ainsi s'affirmer, non plus les problématiques de la compensation et de la lutte contre l'exclusion, mais celle de la maximisation des chances de réussite de chaque individu ou catégorie d'individus. Il se marque par un recul du mode de ciblage territorial, ou, plus précisément, de la cohérence entre les trois modes de ciblage visant des populations, des territoires et des établissements,au profit d'une logique de fragmentation et de multiplication tant des programmes et dispositifs relevant des PEP que des catégories de population ciblées, logique particulièrement visible dans des pays comme l'Angleterre et la République tchèque, mais qui s'affirme également ailleurs. Aux modes de ciblage et aux catégorisations « classiques » pour les PEP que sont les élèves issus de milieux socialement défavorisés et/ou de minorités nationales,linguistiques, culturelles ou ethniques, s'ajoutent de nombreux autres modes de ciblage et catégorisations : enfants de réfugiés ou de demandeurs d'asile ; enfants malades, présentant des troubles de l'apprentissage ou du comportement et ayant des « besoins éducatifs spéciaux » ;élèves doués ou talentueux (gifted andtalented pupils), élèves garçons ou filles (selon les programmes) ;voire tout élève en risque de désintérêt, d'abandon ou d'un derachievement[7].Parallèlement, se multiplient les programmes et dispositifs mis en oeuvre et les objectifs et les problèmes sociaux qui sont ainsi visés.
Le caractère composite, voire hétéroclite, de ces catégories et programmes ne manque pas de poser de nouvelles questions, par exemple lorsqu'on y trouve une catégorie à celle des enfants doués et talentueux à définie non par un désavantage, mais par ce qui pourrait au contraire sembler être un avantage, que les systèmes éducatifs ne seraient pas en mesure de faire fructifier. La présence de cette catégorie apparaît comme le symptôme d'une modification importante à quoique peu assumée et débattue dans le débat public à de la problématique même de l'éducation prioritaire qui viserait dès lors bien moins à réduire les inégalités scolaires liées aux inégalités sociales et culturelles, qu'à permettre à chaque élève et chaque catégorie d'élèves de maximiser son développement et ses chances de réussite scolaire, compte-tenu de ses caractéristiques particulières ou spécifiques[8]. Il peut dès lors paraître logique et légitime de penser et de traiter selon une même problématique et sous une même méta-catégorie les différentes catégories d'élèves ciblées, quelle que soit la nature des critères ou indicateurs(d'ordre social, scolaire, médical, psycho-pathologique ou même génétique) à partir desquels ces catégories sont construites et utilisées. Cette problématique s'affirme en mobilisant (et en déformant) les rhétoriques de« l'école inclusive » et la méta-catégorie de « besoins éducatifs particuliers » (specific éducational needs), empruntées au champ de l'enseignement spécialisé. Mais elle ne fait pas que regrouper des sous-catégories différentes ; elle les unifie sous une même approche, individualisante, voire essentialisante,conduisant à considérer que chacune de ces catégories relèverait de caractéristiques individuelles « de fait », « allant de soi », voire naturelles, que l'on pourrait ou devrait penser sur un modèle épidémiologique[9]. Dès lors, au risque de naturaliser et d'individualiser ainsi les diverses caractéristiques considérées comme « facteurs de risques », se conjugue celui d'occulter ou deminorer la nécessité et l'intérêt d'interroger les processus de construction sociale et scolaire de ces catégories, les processus sociaux et scolaires qui donnent forme et contenus aux caractéristiques des élèves et types d'élèves ainsi catégorisés, aux « besoins spécifiques » qui seraient les leurs, aux « risques » auxquels ils seraient exposés ou dont ils seraient porteurs, et aux « problèmes » qu'ils poseraient aux formations sociales et aux systèmes éducatifs.
Ce troisième âge des PEP offre donc une nouvelle configuration où la visée compensatoire, les objectifs de lutte contre les inégalités ne semblent plus à l'ordre du jour, et où les discours et orientations politiques mettent désormais l'accent, d'une part, sur une approche « sociale »visant à ce que nul élève ne quitte l'école sans être doté des connaissances et compétences de base nécessaires pour éviter l'exclusion, d'autre part, sur une approche individualisante visant à la maximisation des chances de réussite de chacun, ou encore à ce qu'aucun des « talents » potentiellement disponibles ne soit perdu et gaspillé parce qu'il ne trouverait pas le cadre et l'occasion de se développer. L'objectif des PEP devient donc celui de détecter et mobiliser le potentiel de chaque enfant le plus tôt possible afin de lui offrir un environnement scolaire et éducatif suffisamment riche et stimulant pour qu'il puisse se développer de façon optimale[10].Cette approche n'est pas sans rappeler les politiques scolaires de« mobilisation des réserves d'aptitudes » des décennies d'après-guerre, à ceci près que celles-ci étaient liées à l'objectif d'unification des systèmes éducatifs, alors que l'approche aujourd'hui dominante visant à la maximisation des potentiels et des chances de réussite de chacun est le plus souvent solidaire d'une critique de l'école commune et d'un modèle éducatif considéré comme abusivement normatif, au nom de la diversité des individus et des talents dont ils seraient porteurs, et nourrit et renforce ainsi les logiques de différenciation de l'offre et d'éclatement concurrentiel des systèmes éducatifs. Le cadre de référence des PEP n'est plus le rapport des différents milieux sociaux au système éducatif, mais l'adaptation de celui-ci à la diversité des individus, de leurs talents, de leurs mérites ou autres caractéristiques, de manière à ce que chacun puisse « exprimer son potentiel », ou encore découvrir « son excellence propre »[11].
Cette approche individualisante, voire naturalisante, va en effet s'affirmer en faisant un usage de plus en plus important de la thématique et de la rhétorique de l'excellence, lesquelles vont progressivement s'imposer,de la fin des années 90 jusqu'à nos jours, comme une composante centrale de la réorientation des discours et de la politique d'éducation prioritaire et du versant éducatif de la politique de la Ville propre au troisième âge des PEP.Elles s'affirment dans les mesures promues à la fin des années 90 par le ministère de Ségolène Royal, pour lequel il s'agit non seulement d'élargir l'accès aux formes de culture les plus légitimes en implantant dans les ZEP des« activités éducatives d'excellence » en partenariat avec des institutions ou organismes jugés prestigieux (Opéra, musées, établissements de recherche...), mais aussi de « pousser plus résolument la jeune élite scolaire qui émerge des quartiers populaires », selon la formule utilisée par la conseillère en charge du dossier ZEP au cabinet de S. Royal[12].Elles se renforcent et apparaissent sur la scène socio-médiatique avec la mise en place par Sciences Po à partir de la rentrée 2001 d'une procédure de recrutement spécifique aux élèves scolarisés dans quelques lycées ZEP, décision qui aura une portée symbolique sans commune mesure avec son importance numérique somme toute très minime[13], et donnera le coup d'envoi à une série de dispositifs de ce genre, visant à diversifier et élargir le recrutement des « élites » en facilitant l'accès d'une nouvelle élite issue des milieux populaires aux grandes écoles ou aux filières « prestigieuses » des établissements d'enseignement secondaire ou supérieur. Elles culminent aujourd'hui avec la création et la montée en puissance des internats d'excellence qui accueillent actuellement un peu plus de 6 000 élèves et devraient en accueillir 20 000 dès la rentrée prochaine (rappelons qu'il y avait, à la rentrée 2009, 493 400élèves scolarisés dans un collège relevant de l'éducation prioritaire),création dont le Président de la République fait l'une des mesures-phares de sa politique d'« égalité des chances ».
Cette mesure-phare se fonde sur une problématique et un objectif très individualisants de promotion d'élèves à collégiens, lycéens ou étudiants à de banlieues populaires « méritants » et porteurs d'un « potentiel » qu'ils ne pourraient exprimer ou réaliser dans l'environnement et les conditions de scolarisation qui sont les leurs. Ces deux termes de mérite et de potentiel sont omniprésents respectivement dans le discours prononcé par Nicolas Sarkozy à Marly-le-Roi le 9 septembre et dans la circulaire de juillet sur les internats d'excellence ; ils y sont utilisés comme désignant des caractéristiques individuelles des élèves, voire des faits de nature (ce qu'atteste l'usage des verbes s'exprimer ou se réaliser), sans que soient jamais évoqués les processus sociaux et scolaires qui produisent ces caractéristiques et leur donnent forme et contenus. Il ne s'agit dès lors plus d'améliorer les conditions de la réussite scolaire pour tous, mais de promouvoir vers« l'excellence » une petite minorité d'élèves de ZEP en les isolant de leurs familles, de leurs quartiers et établissements d'origine, présentés en creux comme délétères et comme hors de portée de l'action sociale et politique.Il semble dès lors fort probable qu'à l'instar des politiques similaires d'affirmative action mises en oeuvre aux États-Unis et analysées par W. J. Wilson[14], ces mesures ne profitent qu'à une très faible minorité d'élèves de milieux populaires et contribuent à creuser les inégalités internes aux catégories de population censées en être bénéficiaires, mais aussi qu'elles accroissent sensiblement la dégradation des conditions de scolarisation et accentuent l'effet de disqualification et de relégation pour la grande majorité des autres[15]. Ces autres élèves ne sont pas oubliés pour autant. Mais les mesures et objectifs les concernant se recentrent très explicitement sur l'objectif du socle commun de connaissances et de compétences (dont nombre de travaux antérieurs sur les adaptations curricula ires en ZEP laissent penser qu'il s'y déclinera en une version très allégée, très minimale) et sur les mesures à vocation sécuritaire qui fondent le programme CLAIR (Collèges et lycées pour l'innovation,l'ambition et la réussite), dont le Ministre nous dit qu'il est appelé à devenir « le coeur » de la politique d'égalité des chances et à se substituer aux dispositifs existants, en particulier à la politique ZEP. Ce programme, comme son intitulé l'indique clairement, ne concerne que des établissements secondaires, et parmi ceux-ci, « les établissements concentrant le plus de difficultés en matière de climat scolaire et de violence ». Il s'agit de « rétablir le respect de la norme et l'autorité de l'adulte », ce qui « sera la mission du préfet des études » dont la fonction est créée par ce programme[16].L'accent mis presque exclusivement sur ces visées sécuritaires, comme le fait que ce programme soit explicitement ciblé « sur l'établissement et non plus sur la zone » et ne concerne quasiment en rien les écoles primaires,montrent bien que toute visée de traitement en amont des difficultés et inégalités d'apprentissage est abandonnée ou minorée, alors que l'on sait combien elles contribuent au ressentiment des élèves de milieu populaire à l'égard de l'institution scolaire et de ses agents, et à la dégradation du climat scolaire. Les visées sécuritaires s'affirment de manière encore plus crue dans la création des établissements de réinsertion scolaire, qui se situent, selon les propos du Président de la République, « dans une dimension totalement disciplinaire, je dirais exclusivement disciplinaire » et visent à « sortir des établissements les jeunes dont plus personne ne veut » et qui « gâchent la scolarité des autres ».
Mise en oeuvre des internats d'excellence, programme CLAIR et établissements de réinsertion scolaire : les textes et discours parus ou prononcés ces derniers mois viennent illustrer avec éclat ce que les conclusions de notre analyse comparative mettaient en lumière :l'affirmation renforcée et concomitante des deux logiques de maximisation des chances individuelles de réussite, et de lutte contre l'exclusion et les phénomènes de violence qui lui sont liés (voire de pacification des perdants de la compétition scolaire et sociale), logiques caractéristiques de ce que nous avons caractérisé comme deuxième et troisième âges des PEP, et l'effacement parallèle de la perspective de démocratisation de l'accès aux savoirs et de lutte contre les inégalités sociales et scolaires qui était celle du premier âge de ce type de politiques, malgré leurs insuffisances et leurs ambiguïtés.Excellence pour les uns, socle minimum et mesures de plus en plus sécuritaires pour les autres semblent bien venir consacrer le renoncement à une politique ambitieuse pour tous.
[1]. Cf sur cette étude comparative et ces trois âges des PEP : M. Demeuse, D.Frandji, D. Greger et J.-Y. Rochex (dir.), Les politiques d'éducation prioritaire en Europe. Conceptions, mises en oeuvre,débats, Lyon, INRP, 2008 ; J.-Y. Rochex, « Les trois «âges« des politiques d'éducation prioritaire : une convergence européenne ? », in C. Ben Ayed (dir.), L'école démocratique. Vers un renoncement politique ?, Paris,Armand Colin, 2010. retour au texte
[2]. Cf.CRESAS, Depuis 1981, l'école pourtous ? Zones d'éducation prioritaires, Paris, INRP-L'Harmattan, 1985. retour au texte
[3]. Cf.Christian Maroy (dir.), École, régulation et marché, Paris, PUF, 2006 retour au texte
[4]. À une critique « de gauche » qui lui reproche de ne pas avoir tenu les promesses ou les espoirs de démocratisation dont les réformateurs« progressistes » l'avaient investi, répond une critique« conservatrice » qui va lui reprocher son manque d'efficacité et de performance face au chômage et aux exigences de compétitivité économique, ou encore de conduire à un nivellement par le bas, à une « baisse du niveau » de ce qu'apprennent les élèves. retour au texte
[5]. Cf. sur ce point, Marc Demeuse et Arlette Baye, « Pourquoi parler d'équité ? », in M. Demeuse et al., Vers une école juste et efficace. 26 contributions sur les systèmes d'enseignement et de formation, Bruxelles, De Boeck, 2005. retour au texte
[6]. F.Dubet, L'école des chances. Qu'est-ce qu'une école juste ?, Paris, Seuil, 2004. retour au texte
[7]. Le tou trécent rapport annuel 2009 des Inspections générales est, lui aussi, très révélateur de cette évolution, puisque la partie intitulée « Vers une école de l'inclusion » s'intéresse à des politiques, dispositifs ou catégories d'élèves aussi divers, voire hétéroclites, que : les Réseaux ambition réussite ; l'accompagnement scolaire ; les dispositifs de la« deuxième chance », les internats de réussite éducative et les internats d'excellence ; les élèves handicapés ; les élèves nouvellement arrivés en France ; les enfants de famille gitane ; les mineurs placés en centres éducatifs fermés ou détenus ; et l'enseignement dans les établissements pénitentiaires. retour au texte
[8]. Emblématique de cela est l'intitulé d'un des principaux programmes britanniques : Every Child Matters. retour au texte
[9]. Un tel mode de pensée de type épidémiologique devient de plus en plus prégnant pour penser ou caractériser les « facteurs » de risque concernant la violence ou la délinquance, l'abandon ou la grande difficulté scolaire. retour au texte
[10]. On trouvera une présentation particulièrement claire de cette approche dans l'article d'A.W. Boykin,« The Talent Development Model of Schooling : Placing Students atPromise for Academic Success », Journalof Education for Students at Risk, 5(1 & 2), 2000, p. 3-25. retour au texte
[11]. Ainsi la« réussite de tous les élèves » à laquelle appelle le titre du rapport remis par Claude Thélot au Ministre de l'Éducation nationale en 2004,devient-elle, dans le corps du texte « la découverte par l'élève de son excellence propre ». Quant à la formulation « exprimer ou réaliser son potentiel », elle est récurrente dans la circulaire de juillet sur les internats d'excellence. retour au texte
[12]. Cf., sur ce point, P. Bongrand, La scolarisation des moeurs. Socio-histoire de deux politiques de scolarisation en France, depuis la Libération, Thèse de Doctorat en Sciences politiques, Université de Picardie Jules Verne, 2009. Ce travail à et les documents d'archive qu'il cite à montrent que cette orientation a, au sein même du Ministère, suscité les réserves, voire la résistance, des responsables administratifs « historiques » de la politique ZEP, attestant par là le changement d'orientation de cette politique qui était en train de se jouer. retour au texte
[13]. Elle aura concerné à d'après l'interview de R. Descoings, directeur de Sciences Po dans Le Monde du 5 janvier 2010 à 600 élèves issus de ZEP entre la rentrée 2001 et la rentrée 2009, soit 67 élèves par an en moyenne, ce qui représente moins d'un élève sur 1500 pour chaque génération entrée, durant cette période, dans l'enseignement secondaire dans un collège ZEP. retour au texte
[14]. J. W. Wilson, Les oubliés de l'Amérique,trad. fr., Paris, Desclée de Brouwer, 2004 (1ère édition 1987). retour au texte
[15]. Un premier indice de cela peut être lu dans le fait que, si l'on en croit le Rapport de la Cour des comptes de 2009, les mesures de suppression ou d'assouplissement de la carte scolaire ont conduit non seulement à ce que les collèges ZEP connaissent une perte sensible d'effectifs mais surtout à ce que cela se traduise « par une plus grande concentration dans ces collèges des facteurs d'inégalités contre lesquels doit lutter la politique d'éducation prioritaire ». retour au texte
[16] . Les formulations figurant entre guillemets sont extraites soit de la circulaire de juillet dessinant le programme CLAIR, soit du discours prononcé à son propos par le Ministre le 21 septembre. retour au texte
Il y a deux manières de penser l'éducation prioritaire : l'une qui affirme des exigences et des ambitions pour tous alors que l'autre...En savoir plus