Qu'est ce que la rationnalité néolibérale
Yann Gibert | le 01/01/1970 00:00
Texte paru dans l'Appel des Appels, qui analyse et met à plat les ressorts de l'idéologie néolibérale En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
Jacques BERNARDIN
Article à paru dans le Dialogue n° 106 - L'école, ferment social (septembre 2002)
... au regard des missions assignées
par la Nation il y a plus de dix ans. La Loi d'Orientation sur
l'Éducation de 1989 fixait comme objectif pour l'École de
conduire l'ensemble d'une classe d'âge au minimum au niveau
CAP ou BEP, et 80 % au niveau du baccalauréat, ceci à l'échéance
2000 (avec comme objectifs intermédiaire pour les cinq années
suivantes de diminuer de moitié le nombre de jeunes sortant sans
qualifications, et d'amener 65 % d'une classe d'âge au niveau
du baccalauréat) 1.
1) Un défi historique.
C'était une ambition historiquement inédite, et il faut la saluer à sa juste valeur, afin de ne pas alimenter l'argumentaire libéral prêt à brader l'École pour tous. Rappelons quelques chiffres tant les attaques sont parfois violentes, volontairement aveugles vis-à-vis du passé.
En 1900, 20 % de la population avait le certificat d'études primaires. En 1954, moins de 30 % de la population accédait à l'enseignement secondaire et en 1975, 56,5 % de la population était non diplômée.
Quant au baccalauréat, il n'était obtenu que par 2 % d'une classe d'âge jusqu'en 1930. Quand la Loi d'Orientation est votée en 1989, c'est le cas de 41,5 % des élèves. Six ans après (en 1995), ils étaient 67 % à parvenir à ce niveau, et 62 % à l'obtenir.
2) Où en est-on par rapport à ces
visées ambitieuses ?
En juin 2000, 67,2 % des jeunes d'une génération se sont présentés au baccalauréat et 61,7 % l'ont obtenu (soit un taux de réussite global de 91,8 %) 2. Résultat non négligeable, mais qui stagne depuis 1995 et reste inférieur aux prévisions de la loi d'Orientation. Jusqu'en 1990, 11 % des jeunes d'une classe d'âge sortaient du système éducatif sans qualification (83000 jeunes). En octobre 1998, ils étaient encore 8,5 % dans ce cas (soit 58 000 jeunes) 3.
Aujourd'hui, la disqualification scolaire est vécue subjectivement de façon beaucoup plus douloureuse, car chacun sait qu'elle fait courir davantage qu'hier le risque de disqualification sociale. Pour certains, l'ouverture institutionnelle est contredite par l'exclusion de fait de la connaissance, et cet avenir promis mais refusé est à l'origine d'un profond ressentiment envers l'institution scolaire, de frustrations génératrices de violence contre soi ou les autres. Plus les jeunes sont mis au ban de l'école, plus ils s'inscrivent dans des comportements déviants 4. Les responsables politiques sont ainsi moins préoccupés par l'objectif des 80 % niveau bac que par les 20 % de jeunes risquant « la galère »... Source potentielle de désordres sociaux.
3) Une démocratisation qui
s'essouffle...
L'effet d'« appel » qu'a créé l'ouverture à tous des portes du secondaire a d'autant mieux joué qu'à la demande sociale de plus d'école correspondaient des ouvertures professionnelles réelles (des emplois disponibles et plus qualifiés). Sur fond de chômage persistant et d'inégalités qui se creusent, la discrimination face à l'école perdure, sous des formes plus « euphémisées » qu'auparavant, au niveau de la durée de scolarisation (les enfants de milieux populaires mettent généralement plus de temps pour accéder à un même niveau d'études) et au niveau des filières choisies.
Élèves entrés en 6ème en 1980 | Enfants d'ouvriers | Enfants de cadres supérieurs |
... en filière technologique | 52% | 15% |
Depuis 1995, le taux de bacs généraux régresse (- 4 %), au profit des bacs technologiques (+ 1 %) et surtout professionnels (+ 3 %)...
bacs généraux | bacs technologiques | bacs professionnels | |
1970 | 83 % | ||
1995 | 36,6 % | 17.4 % | 8 % |
2000 | 32,6 % | 18,3 % | 10,8 % |
Étudiants d'origine populaire | A l'ENA | à Polytechnique |
1951-1955 | 18 % | 21 % |
1989-1993 | 6 % | 8 % (soit trois fois moins que 40 ans auparavant)* |
Analyseur-clé de la volonté de démocratisation, les ZEP ont été créées par la Circulaire du 1er juillet 1981 6. Initialement sur 362 sites (en septembre 1982), on dénombrera 531 ZEP en 1997. Suite au Rapport Moisan-Simon 7 et à la relance des ZEP, des REP seront créés à l'automne 1998. Fin 1999, on comptait 663 ZEP et 759 REP (avec les DOM-TOM, respectivement 695 et 770), soit 823 « zones » (823 avec les territoires d'outre-mer) au total, ZEP et REP ne se recouvrant pas toujours. Loin d'être des exceptions provisoires, ces zones ont vu leur nombre plus que doubler en vingt ans, concernant désormais 21 % des élèves de collège de l'enseignement public.
La proportion d'élèves étrangers ou issus de l'immigration y est deux fois plus élevée qu'ailleurs. En 1994, ils représentaient 28,7 % des élèves de primaire (contre 10,5 % hors ZEP) et 21,7 % des élèves accueillis en collège (contre 9,5 % hors ZEP). La proportion d'élèves issus des catégories défavorisées a toujours été plus importante en ZEP qu'ailleurs : en 1998, plus de 60 % des élèves accueillis en collège, contre 40 % hors ZEP.
1) L'esprit du projet... face au contexte.
Quand Alain Savary lance les ZEP en 1982, c'est dans l'idée qu'elles soient / deviennent le fer de lance de la lutte contre les inégalités sociales devant l'école, dans une politique désirant donner plus à ceux qui ont moins, tant sur le plan des moyens matériels que sur le plan éducatif. Depuis cette époque, la situation sociale de la population des ZEP s'est détériorée, par le double effet du départ d'une partie de la population (celle qui désirait s'en sortir, et /ou a trouvé les moyens d'aller habiter ailleurs), et de la montée du chômage parmi ceux qui sont restés. En tendance, le contexte social s'est donc durci dans les ZEP.
2) Quels résultats de la politique ZEP ?
Globalement, les études réalisées sur ce point montrent que les efforts de tous ordres (et des enseignants en première ligne...) ont permis une « amélioration du climat » des établissements : meilleure assiduité, développement de l'intérêt pour le travail scolaire, etc. Pour Dominique Glasman, président du Conseil scientifique du Centre Alain Savary de Ressources pour les ZEP, celles-ci ont finalement résisté à la dégradation de la situation sociale ambiante, et « les ZEP ont favorisé une certaine pacification »... mais au-delà ?
À l'entrée du CE2, 37 % des élèves ne maîtrisent pas les compétences de base de la lecture, contre 18 % des élèves hors ZEP. Par ailleurs, 10 à 15 % des élèves entrant en 6ème sont de très faibles lecteurs, ce qui peut aller jusqu'à un tiers d'élèves dans certaines ZEP 8.
Les évaluations de CE2 et 6ème montrent qu'en moyenne, les écarts se maintiennent entre ZEP et non ZEP, avec néanmoins des variations très importantes d'une ZEP à l'autre voire d'un établissement à l'autre, nous y reviendrons. Les éléments des évaluations de septembre 2001 ne démentent pas cette tendance : les scores en ZEP, tant en français qu'en mathématiques sont globalement inférieurs de dix points par rapport aux résultats hors ZEP 9.
Résultats des évaluations de septembre 2001
- CE2 - 6èmePourcentages de réussite | En ZEP | Hors ZEP | Moyenne | En ZEP | hors ZEP | Moyenne |
Français | 51,8 % | 61,8 % | 60,5 % | 63,8 % | 73,3 % | 72 % |
Mathématiques | 61.7 % | 70,1 % | 69,1 % | 51,8 % | 68,2 % | 66,9 % |
Avec une population plus durement touchée par la crise économique qu'ailleurs, les zones d'éducation prioritaires accueillent des élèves très hétérogènes tant dans leur maîtrise des savoirs scolaires que dans leur rapport à l'école et au savoir. Si les moyens matériels sont nécessaires pour améliorer les conditions de travail, ils s'avèrent néanmoins insuffisants pour enrayer les différences face aux apprentissages scolaires, obligeant les enseignants à inventer 10. Pour le ministre Alain Savary dès 1982, « les ZEP ont vocation à constituer des laboratoires du changement au sein du système éducatif ». Vingt ans après, que peut-on dire de ce qui s'y est expérimenté ? Quelles leçons pouvons-nous en tirer ?...
Le changement devant être coordonné à partir de l'élaboration des « projets de zone », que sait-on à propos de ces derniers ? Selon les observateurs, ils sont eux aussi très hétérogènes. Assez souvent enserré par des contraintes institutionnelles, temporelles et financières, le « projet de zone » s'appuie sur un diagnostic global assez flou (voire contestable), a des thématiques vagues aux liens incertains avec le quotidien scolaire (ouverture culturelle, formation à la citoyenneté...), et échappe à la concertation supposée des acteurs : selon une note DPD de 1998, un tiers des enseignants de collège déclaraient ne pas en avoir connaissance, près de la moitié disaient ne pas voir participé à son élaboration !
Innover certes, parce qu'il n'est plus possible d'y échapper dans les contextes difficiles. Mais toutes les innovations ne produisent pas les mêmes effets. Examinons les différentes tentatives de changement et leurs incidences.
1) Motiver
Face au désintérêt voire à l'indifférence des élèves vis-à-vis du travail scolaire, on a cherché à rendre l'enseignement moins scolaire, moins « artificiel », moins distant de la vie. Les projets et les intervenants extérieurs ont cette ambition d'intéresser davantage les élèves, de les ouvrir à d'autres domaines d'activité, de redonner ainsi sens à l'école.
- les projets (exposition, théâtre, classes découvertes, écriture de romans, réalisation de vidéos...) inscrivent les apprentissages dans une perspective les finalisant, permettent aux élèves de voir « le bout de leurs actes », ce qui légitime leur investissement et leurs efforts, soumettant le produit final à la sanction sociale, avec toute l'exigence que cela comporte. Si cela est très positif sur le plan de l'implication des élèves, on bute fréquemment sur deux écueils. D'une part, alors que les projets ont pour objectif de donner sens aux apprentissages scolaires, il n'est pas toujours évident de faire le lien avec les activités quotidiennes plus « ordinaires », ce qui risque de renforcer l'idée d'activités intéressantes et ludiques d'un côté, rébarbatives et ennuyeuses de l'autre. Par ailleurs, alors qu'ils visent une « authenticité sociale » des apprentissages scolaires, dans la réalité on fait souvent la part belle au produit final au détriment du processus d'apprentissage, autrement dit, « l'objectif cognitif est perdu de vue dans la dynamique de réalisation » 11. Les élèves ont pu beaucoup s'investir... mais qu'en reste-t-il au bout du compte, sur le plan de la mobilisation ou des compétences ?
- Les intervenants extérieurs apportent un plus à l'école (compétences particulières dans des domaines du programme parfois délaissés ; ouverture culturelle, etc.), mais n'ont pas toujours l'impact escompté. En effet, ces apports sont souvent sans effets sur le rapport aux apprentissages, car ils sont « très rarement préparés ou exploités avec le maître, et l'évaluation est quasiment toujours absente »12. Même écueil donc que ce qu'on a évoqué précédemment, faute d'articulation avec l'ordinaire scolaire. De plus, cela diminue de fait le temps d'apprentissage. Une étude de l'IREDU de Dijon a pu montrer que le temps d'exposition aux apprentissages fondamentaux pouvait varier sur une semaine, entre classes en ZEP et hors ZEP, du simple au double au CP (de 8 H à 16 H en Français ; de 3 H à 7 H en mathématiques) et au CE2, du simple au triple, voire quadruple. Bien que le temps d'exposition aux apprentissages ne fasse pas tout, la pertinence des activités proposées et la qualité de l'investissement des élèves étant primordiales, on peut néanmoins comprendre qu'à un certain niveau, cela puisse poser problème 13...
2) S'adapter aux élèves
Cela peut être entendu sur le plan culturel ou sur le plan intellectuel, amenant ici à partir de leur vécu (parfois supposé), là à différencier la pédagogie.
- Partir de leur vécu. Le problème, ce n'est pas de partir du quotidien, c'est de s'en échapper, pour élaborer à un autre niveau (décontextualiser pour tirer les leçons de l'expérience, sérier l'essentiel de l'accessoire, mettre au point une règle à portée générale). Or, plus les élèves sont éloignés de la culture scolaire, plus ils adhèrent au vécu et à l'affectif, qui constituent des entraves au travail intellectuel. Une autre tendance des projets élaborés consiste à faire référence à la culture d'origine des élèves. Or, il est bien difficile de savoir de quoi on parle, tant les cultures sont recomposées, métissées au contact de la société d'accueil. Plus essentiellement, cela risque d'« assigner les élèves à résidence », quand leur demande et celle des familles va dans le sens de l'ouverture au monde, quand le rôle de l'école est moins la cristallisation des particularismes que l'ouverture à de l'universel et la construction de la « ressemblance » avec les différences grâce au partage artistique, culturel et conceptuel.
- Différencier la pédagogie. Face à l'hétérogénéité, il est fréquent de rencontrer deux logiques d'adaptation pédagogique : homogénéiser et simplifier. La tendance à homogénéiser les classes rend le travail plus facile pour les enseignants, qui disent avoir du mal à faire « le grand écart » avec les élèves de classes très hétérogènes. Cela semble se rencontrer plus fréquemment en zones d'éducation prioritaire (en 6ème, les élèves en grande difficulté sont regroupés dans 27 % des cas en ZEP contre 9 % hors ZEP, soit trois fois plus souvent). Dans les classes, et ceci quel que soit le niveau considéré, on a également tendance à simplifier les propositions faites aux élèves (ou à une partie d'entre eux à l'intérieur de la classe même) quand ils sont jugés « faibles ». Or, l'émiettement des propositions faites aux élèves en difficulté peut faire perdre l'unité de l'activité 14, et par là contribuer à en réduire le sens et en affaiblir les enjeux (ainsi dans le domaine de la lecture par exemple, les faibles lecteurs vont « revoir les sons » et travailler sur les unités syllabes et mots quand dans le même temps les lecteurs plus performants vont être appelés à lire silencieusement de façon autonome des textes, leur compréhension étant sollicitée par les exercices joints) 15. On sait mieux maintenant que cette logique de groupe de niveau, loin de réduire les écarts... les accroît ! 16
Et ceci d'autant plus quand se cumulent plusieurs effets, ceux de la ségrégation interne (composition des classes, mais aussi procédures d'orientations où le choix des familles populaires, déjà moins ambitieux à niveau scolaire équivalent, est renforcé par les décisions des Conseils de classe) 17 étant redoublés par ceux de la ségrégation externe : ségrégation urbaine, doublée par les dérogations à la carte scolaire.
Ces initiatives relèvent d'une logique d'adaptation au public et à ses difficultés face aux apprentissages qui aboutit de fait à une réduction des exigences et des ambitions, aux effets préjudiciables.
3) Aider
Formes institutionnalisées de l'aide hors l'école, les dispositifs d'accompagnement à la scolarité n'ont cessé de croître depuis 1982, époque à laquelle ils ont commencé d'être mis en place pour donner aux élèves de milieux modestes le pendant des cours particuliers dont bénéficient ceux qui en ont les moyens. Ils concernent aujourd'hui plus de 100 000 jeunes 18. Il est difficile de faire le bilan de ces actions, tant elles sont diverses dans leurs formes et dans leurs contenus. Leur incidence sur les apprentissages ne sont pas toujours à la hauteur de l'investissement humain déployé, entre autres parce qu'il ne suffit pas de « faire ses devoirs » pour opérer un déplacement conséquent du rapport au savoir et à la scolarité. Récemment, un travail interministériel a refondu le cadre institutionnel de ces actions, preuve d'une installation durable de l'accompagnement à la scolarité dans le paysage éducatif 19.
Dans l'école même, les formes institutionnalisées de l'aide aux élèves (études dirigées, heures soutien au collège, etc.) ont parfois cette conséquence paradoxale de s'auto-alimenter, ne cessant de développer leur propre besoin. Ainsi, certains professeurs de collège témoignent de la nécessité d'augmenter cette aide d'année en année pour les élèves qui en bénéficient, et constatent même que ceux-ci finissent pas ne plus travailler en cours... comme en attente du soutien personnalisé ! Les enseignants de l'élémentaire constatent eux aussi que les élèves qu'ils aident davantage ne cessent de leur en demander plus, allant jusqu'à ne plus rien faire tant que l'adulte n'est pas auprès d'eux...
Autrement dit, l'aide accroît parfois la dépendance, quand il faudrait que les élèves s'en déprennent. Pour l'expliquer, on peut avancer l'hypothèse d'un double effet. D'une part, la forme particulière d'intervention (institutionnalisée ou dans la classe) peut aller dans le sens de la stigmatisation en « désignant » les élèves en difficulté aux yeux des autres élèves comme à leurs propres yeux, fragilisant ainsi la confiance en leurs capacités. D'autre part, on connaît la propension des élèves en difficulté à se méprendre sur la nature de l'activité d'apprentissage, en attente vis-à-vis de l'enseignant détenteur d'un savoir conçu comme objet qu'il lui suffirait de transmettre quand d'autres ont compris l'importance du processus les engageant à le construire. Ces élèves accordent une importance excessive aux dimensions relationnelle et affective, ce qui parasite leur investissement dans l'activité intellectuelle. Ayant une conception réifiée du savoir et bipolaire de l'apprendre (on sait ou pas), ne se reconnaissant pas le droit à l'erreur, ils sont obnubilés par la recherche de la bonne réponse. Comme leurs propositions sont alors davantage « sous le regard du maître », elles risquent de multiplier les occasions d'appréciations négatives à leur égard, ce qui renforce leur peur de se tromper et de décevoir... celui qu'on apprécie ou dont on redoute le jugement. Que ce soit à la maison ou dans l'espace scolaire, dans un tel cadre, les manifestations d'impatience de l'adulte (qui voudrait que cela aille plus vite, pressé lui-même par d'autres tâches) déstabilisent chaque jour davantage l'apprenti, qui redouble de confusion ou finit par être paralysé... En engageant le travail dans des relations de plus grande proximité, ce que l'enseignant gagne en compréhension des façons de faire de l'élève, il peut ainsi le perdre à cause du piégeage de la réflexion par les affects.
Que transformer alors pour démocratiser l'accès au savoir ? Nous ne partons pas de rien. Un certain nombre de travaux convergent sur ce qui caractérise les ZEP et les établissements ayant, à population semblable, des résultats positivement atypiques 20 : une direction claire et coordonnée avec le travail collectif des enseignants ; une stabilité des équipes qui permet d'inscrire les actions dans la durée, à la fois entre collègues, avec les parents et avec les autres partenaires ; une mobilisation collective pour le respect de la règle et de la loi. Mais aussi par ailleurs, sur chacun des sites : des attentes positives des enseignants par rapport aux élèves et parallèlement le respect des familles... et le maintien d'un haut niveau d'exigence quant aux apprentissages. Le GFEN se retrouve complètement sur ces principes, bases de recherche et d'élaboration d'autres pratiques depuis 40 ans 21.
1) La dimension éthique
Réduite à une technique à fut-elle sophistiquée à la pédagogie « loupe le sujet ». Plus l'élève se sent à distance du monde scolaire pour des raisons socio-culturelles ou peu confiant dans ses propres capacités à y arriver, plus il a besoin de sentir l'étayage des adultes (dédramatisation, confiance renouvelée dans le regard et les actes, attention aux progrès, prédictions stimulantes désignant le but à atteindre, etc.). L'expérience tant avec des jeunes enfants qu'avec des adolescents en rupture d'école ou des adultes en formation montre que la (re)mobilisation passe toujours par une phase de restauration de l'image de soi.
Autrement dit , pour ne pas douter de lui-même, l'enfant a besoin de sentir que l'adulte ne doute pas de lui : c'est bien grâce au miroir multiple des autres - et qui plus est, des adultes référents - que chacun peut se construire 22. C'est le phénomène des attentes (effet Pygmalion)23, le pari d'éducabilité dont parle Philippe Meirieu, ou encore le « Tous capables », lancé comme défi par le GFEN en 1982 24.
2) La dimension pédagogique
Maintenir un haut niveau d'exigence quant aux apprentissages, pas de renoncement, certes, mais comment faire avec des élèves si différents sur le plan des compétences et de l'implication ? Ces années passées ont exploré des voies diverses aux effets incertains, fugaces ou aléatoires, provoquant des incitations au travail ponctuelles sans véritable retour sur la façon qu'ont les élèves d'appréhender l'ordinaire scolaire. Or, c'est autant vis-à-vis des enjeux de la connaissance que dans le rapport au travail intellectuel qu'exige l'appropriation des contenus que les malentendus persistent, que certains élèves piétinent...
Il nous faut donc refonder les dispositifs d'apprentissage qui sont au cœur du quotidien scolaire, en considérant que la mobilisation des élèves à n'étant plus un préalable à est à conquérir, dans l'activité même, tout comme l'élucidation des moyens d'apprendre. Quelles caractéristiques de telles situations à imaginer ?
-Une conception forte des élèves.
Si on les considère capables, il nous faut leur signifier en leur proposant des situations complexes, des défis stimulants, qu'ils devront résoudre eux-mêmes en faisant alterner recherche personnelle et échange entre pairs. Situations qui modifient les règles du jeu implicites habituelles, puisqu'il s'agit ici de réussir grâce et avec les autres et non contre ou plus qu'eux. Situations s'appuyant en outre sur l'esprit de débrouillardise, la créativité et les capacités d'invention des élèves, mobilisant donc l'ensemble de leurs ressources - scolaires comme extra-scolaires - à des fins opératoires. Appui non seulement sur leur façon d'être et d'agir familiers mais également sur l'exigence d'échange et d'argumentation, non pas de façon formelle, mais parce que les situations l'imposent.
Échange argumentatif en cours d'activité mais aussi à terme pour amener les élèves à faire le point, recentrer, extraire les invariants, élaborer la règle ou la synthèse, identifier les points d'obstacle éventuels qu'il a fallu dépasser ou qui subsistent. Car si l'on pense les élèves capables de résoudre le problème posé, il faut aller jusqu'à les penser capables... de penser ! Ce qui s'exerce et doit faire l'objet d'une activité spécifique. La reprise réflexive émancipe de la situation pour poursuivre le travail à un autre niveau, identifier les points clés, mettre en relation, catégoriser et nommer. Travail intellectuel de « mise en forme » propice aux prises de conscience, spécifique de la conceptualisation. Ce qui ne peut se faire, chacun s'en doute, sans objet ni enjeu...
-Une conception forte des savoirs.
Il s'agit de restituer aux savoirs leur épaisseur anthropologique, en prenant en compte deux dimensions constitutives de leur essence : leur valeur opératoire (tout savoir est réponse à une question), et leur genèse (ils sont les produits d'une histoire jalonnée d'essais et d'erreurs rectifiées).
Comment se repérer dans une catégorie aussi immatérielle et subjective que le temps ? Comment rendre compte de l'espace ? Pourquoi les volcans existent-ils ? Pourquoi tout objet lâché tombe-t-il ? Comment expliquer les maladies ? Et les yeux bleus du petit dernier ?... « Toute connaissance est une réponse à une question », affirme Bachelard. C'est le sens du problème qui caractérise l'évolution scientifique et permet le mouvement de la pensée. Or, l'école professe trop souvent des « vérités » sans que les élèves aient eu le temps d'en percevoir l'intérêt ou la signification. Faut-il s'étonner si beaucoup pensent que savoir ne sert que pour avoir des bonnes notes, passer dans la classe supérieure ou réussir aux examens ? Sans doute est-ce faute de mieux... que le sens des savoirs se pervertit ainsi, alors qu'il suffirait de permettre aux élèves d'élaborer la question fondatrice originelle pour que la recherche de la solution devienne à leurs propres yeux indispensable...
La valeur sociale d'échange des savoirs (pour passer, obtenir des certifications) masque leur valeur anthropologique d'usage : les outils, qu'ils soient techniques ou conceptuels, ont avant tout une fonction opératoire. Ils ont permis à l'humanité de vaincre ses handicaps (se protéger de la colère des dieux... avec le paratonnerre ; guérir les maladies ; abolir les distances avec les moyens de communication ; aller plus vite que l'animal le plus rapide avec l'automobile puis le train et les fusées...) et d'élargir ainsi sa vision du monde. Sans doute est-ce essentiellement cela, savoir : s'émanciper des fatalités, conquérir de nouveaux pouvoirs de compréhension et d'action sur le réel.
Par ailleurs, ni donné tout fait, inventé par quelque génie, ni simple récapitulation de l'expérience passée, tout savoir est le résultat d'un processus. Il est le fruit d'une genèse faite de hasards et d'inventions, d'erreurs, de bifurcations, d'impasses et de conflits, d'emprunts interculturels, de sanctions successives du réel et de ses utilisateurs critiques. Sa « simplicité » finale est une forme historiquement construite (donc provisoirement définitive) qui n'a conquis sa légitimité qu'au terme d'un long débat critique. Présenter le savoir sous une forme réifié et atemporelle, c'est le falsifier, l'amputer de cette dimension humaine. Ce qui fait sa force, c'est qu'il répond au double critère d'efficacité et d'économie ; ce qui assoit son universalité, c'est que l'arbitraire de ses formes s'est imposé comme nécessité.
En oeuvres, codes symboliques, concepts, mais aussi modes de représentation (du plan au schéma technique) ne sont que les points d'orgue d'autant d'aventures de la pensée, balises historiques de l'intelligence humaine, dont nous avons la charge d'actualiser l'héritage auprès des élèves. « Balzac disait que les célibataires remplacent les sentiments par des habitudes. De même, les professeurs remplacent les découvertes par des leçons. Contre cette indolence intellectuelle (...), l'enseignement des découvertes le long de l'histoire scientifique est d'un grand secours. Pour apprendre aux élèves à inventer, il est bon de leur donner le sentiment qu'ils auraient pu découvrir » : les propos de Bachelard restent d'actualité 25...
Outre l'optimisation des conditions de l'apprendre (la démarche d'apprentissage favorisant à la fois la mobilisation et la compréhension), une telle approche anthropologique des savoirs noue l'histoire de chacun à celle de l'humanité. Par ailleurs, l'apprentissage devient un espace de solidarité concrète où, face à l'impasse, tous ont besoin de chacun, où l'écoute et la parole se succèdent en s'éprouvant à la double exigence du réel à comprendre et des autres à convaincre, où s'exerce la pensée polémique oeuvrant au dépassement des conflits, où se révèle la puissance de l'intelligence collective. Finalement, il s'agit rien moins que d'exercice de la démocratie dans l'ordre des études, véritable citoyenneté dans le savoir.
Construire ses savoirs, beaucoup de monde en parle... mais peu le pratiquent. Pourquoi ? On a sans doute sous-estimé les remaniements que cela exige pour l'enseignant. Ce n'est pas un changement de surface qu'une bonne information suffirait à faire opérer, mais une modification plus profonde impliquant plusieurs niveaux structurant les façons d'être et de faire des professionnels. Sont en jeu en effet autant la grille d'analyse du réel et les valeurs implicites que les façons de préparer et de mener la classe, car il faut à la fois :
- modifier le regard sur les élèves (chercher à identifier la spécificité de leur rapport au savoir afin de comprendre leurs attitudes et réponses, mais aussi décider que rien n'est définitivement joué) ;
- débusquer les noyaux-conceptuels derrière les titres du programme, sélectionner ce qu'il est indispensable de faire construire/ré-inventer par les élèves (quand ce sont des clés de compréhension pour aborder un champ donné ou d'autres contenus) ;
- refonder les dispositifs d'apprentissage et sa place d'enseignant dans la classe (la voix de l'enseignant s'imposant... pour qu'existent celles des élèves) ;
- ... tout en inventant d'autres moyens d'évaluer les avancées des élèves (au-delà des résultats, y a-t-il décalage de leur rapport à l'apprentissage, au contenu travaillé, à l'ensemble du domaine disciplinaire lui-même, à la scolarité plus largement ?).
C'est un changement de logique qui ne peut s'improviser, ce qui pose la problème de la formation. Aujourd'hui, ce n'est pas le désir de changer qui manque aux enseignants, mais les moyens pour réaliser cette mutation professionnelle.
Il apparaît indispensable de pratiquer soi-même cette nouvelle approche : vivre de tels dispositifs « de l'intérieur » pour en saisir la pluralité des dimensions, en tester la pertinence et la portée ; puis en élaborer d'autres et les mettre à l'épreuve dans l'espace professionnel... tout en étant accompagné dans ce changement. Des temps de réflexion sont tout aussi nécessaires pour en faire l'analyse, affiner, relancer avec plus d'assurance, conditions pour initier et développer une dynamique collective de transformation.
[1] N° 89.486 du 10 Juillet 1989 (B.O. spécial 4 à 31 août 1989). Présentée cent ans après la loi Ferry de 1889 instituant l'Instruction primaire publique et les Écoles Normales (et 200 ans après 1789), cette loi sera votée à l'unanimité par l'Assemblée nationale... et publiée au Journal Officiel du 14 Juillet 1989.
[2] Direction de la Programmation et du Développement-MEN, Note d'information 01-24, mai 2001.
[3] Jean VOGLER, L'illettrisme et l'école. Échec de Condorcet ? SEDRAP Université, Toulouse, 2000 (le taux de sortie sans diplômes, quant à lui, reste aux alentours de 13 %... depuis cinq ans).
[4] La consommation de drogue des 15-18 ans serait passée de 34 % en 1993 à 59 % en 2000 (selon Robert BALLION, sociologue).
[5] Sur l'ensemble des bacheliers, 78,4 % s'inscrivent dès la rentrée suivante dans l'enseignement supérieur (avec un recul d'un point en 2001 par rapport à 1999. (La lettre Flash, M.E.N., 25 octobre 2001).
[6] Dominique GLASMAN, Des ZEP aux REP. Pratiques et politiques, SEDRAP Université, 2001.
[7] Catherine MOISAN et Jacky SIMON, Les déterminants de la réussite scolaire en zone d'éducation prioritaire, Centre national de ressources sur les ZEP (Alain Savary), INRP, septembre 1997.
[8] A. BRIZARD, « Comparaison des performances des élèves scolarisés en ZEP et hors ZEP », Éducation et formation, n° 41, 1995, cité par Gérard CHAUVEAU, Comment réussir en ZEP, Paris, Retz, 2000, p. 60-61.
[9] Note DPD du 11 décembre 2001 (http://msg.education.gouv.fr/Evace26/-.htm)
[10] La dépense moyenne annuelle par élève est passée, en francs constants, de 13 800 F en 1975 à 23 400 F en 1996 (+ 69 %) ; entre 1960 et 1997, le nombre d'élèves par classe est passé de 42,9 à 27,1 par classe maternelle et de 29,8 à 22,6 par classe élémentaire. (Cf. Rapport FERRIER, juillet 1998). Cette question fait débat. Il semble que la diminution des effectifs ait des effets selon les contextes (jouant plus en zone difficile), et jusqu'à un certain seuil : les travaux d'Alain MAINGAT ont montré que la diminution du nombre d'élèves par classe au CP n'avait pas d'incidence automatique sur les performances scolaires, amenant à considérer comme plus important l'effet des pratiques pédagogiques pour expliquer les variations.
[11] Patrick BOUVEAU, Jean-Yves ROCHEX, Les ZEP, entre école et société, Paris, Hachette à CNDP, 1997.
[12] Selon le rapport de l'Inspecteur général Jean FERRIER déjà cité, de juillet 1998.
[13] Sur ce point, voir Marcel CRAHAY, L'École peut-elle être juste et efficace ? De l'égalité des chances à l'égalité des acquis, De Boeck Université, 2000, en particulier les chapitres 4 et 5.
[14] C'est Vygotski qui parle d'« unité de base » de l'activité, en dessous de laquelle elle perd sa spécificité.
[15] Cf. Bernard LAHIRE, Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l' « échec scolaire » à l'école primaire, Lyon, PUL, 1993, en particulier p. 113-116, à propos des problèmes de compréhension en lecture.
[16] Toutes les études convergent sur ce point. Cf. Marcel CRAHAY, L'École peut-elle être juste et efficace ? op. cit. , en particulier le chapitre 6. Et cela ne sert pas plus les élèves en réussite !...
[17] Marie DURU-BELLAT et Alain MAINGAT, Réduire les inégalités sociales de scolarisation. Perspectives d'action au niveau collège, IREDU (Institut de Recherche sur l'Économie de l'Éducation), Dijon, 1988.
[18] L'enquête réalisée à l'initiative de la délégation interministérielle à la famille en 1999-2000 a recensé 99 000 jeunes bénéficiaires de ces actions (sur 74 départements), dont 55 % d'écoliers et 38 % de collégiens.
[19] Charte de l'accompagnement à la scolarité signée le 23 août 2001, dans l'objectif du « renforcement de ces actions, riches et nombreuses, et du renforcement de leur qualité, (...) pour favoriser la réussite de tous, et notamment des plus démunis ». Guide de l'accompagnement à la scolarité, FAS / MEN, 2001
[20] Dont le rapport MOISAN-SIMON déjà cité, et les travaux de Gérard CHAUVEAU, Eliane ROGOVAS-CHAUVEAU, À l'école des banlieues, ESF, 1995 et G. CHAUVEAU, Comment réussir en ZEP, Retz, 2001.
[21] Cf. Pari sur les capacités des élèves et travail d'équipe pour inventer d'autres façons d'apprendre sans renoncer au meilleur pour tous dans un esprit coopératif, c'était déjà ce qu'explorait le Groupe expérimental du 20ème arrondissement, dès 1962 (Cf. Robert GLOTON, À la recherche de l'école de demain, Armand Colin, 1970 et Au pays des enfants masqués, Casterman, 1979).
[22] Henri WALLON, « Le rôle de l'unicode2utf8(0x2018a)utre' dans la conscience du unicode2utf8(0x2018)moi'», Journal égyptien de psychologie n°1, 1946, repris dans É. Bautier, J.-Y. Rochex, Henri Wallon. L'enfant et ses milieux, Hachette, 1999, p. 97-104.
[23] R . ROSENTHAL & L. JACOBSON, Pygmalion à l'école, Casterman, 1971.
[24] GFEN (Coll.), Quelles pratiques pour une autre école ? Casterman, 1982.
[25] Gaston BACHELARD, La formation de l'esprit scientifique (1938), J. Vrin, 1993, p. 247.
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