Edito n° 131

Culture. Combats pour l'émancipation (1) retour au sommaire du Dialogue n° 131

Comment rester Persan ?

Josette MARTY

Pour le lecteur : Ce qui fait culture pour l'Éducation Nouvelle...
La revue Dialogue propose deux numéros à paraître successivement où sera mis en relief, par les analyses et pratiques publiées, ce qui fait culture pour l'Education Nouvelle.
L'éducation est devant un déni de culture et il se trouve que l'idéologie dominante a trouvé ses
serviteurs en naturalisant les différences (article de J. Bernardin).
Dans un tissu sociétal où tout trait d'habitude et de langue fait signe, l'éducation nouvelle se doit
d'être vigilante et combattre pour transmettre aux enfants, dès leur plus jeune âge, à l'école maternelle, le patrimoine linguistique, artistique et scientifique (article de C. Ledrapier). Dans chaque numéro se retrouvera la préoccupation de l'éducation de la prime enfance.
Par le rôle que l'Education Nouvelle réserve à celui qui apprend, par les fonctions qu'elle attribue aux procédures mises en oeuvre, elle vise dans un même mouvement à l'appropriation du patrimoine, à la construction de valeurs politiques (liberté, égalité, démocratie), à la construction de compétences intellectuelles : esprit critique, capacité à penser et agir par soi-même, autonomie intellectuelle.

L'Education Nouvelle conçoit le moment de l'apprentissage comme un moment culturel où se condensent construction des savoirs, émancipation et anticipation pour un monde plus humain.

Ce premier numéro s'organise selon trois axes :
- l'école, lieu culturel : analyses de M. Ducom, J. Cordesse ; pratiques de classe, en formation
de C. Jeansous, S. Maillet, M.A. Médioni, P. Raymond...
- des pratiques culturelles, école et tissu sociétal, avec enseignants et parents où s'interroge ce
qui tisse lien, pour dépasser ce qui fait subrepticement ghetto, si la vigilance aux exclusions ne
s'affirme pas : articles de S. Chevillard, et F. Salmon...
- le multiculturel, l'Autre : apports de J.C. Royer ; travail de traduction de Jalel El Gharbi...
La langue, ce trésor du ressourcement, devient médiation pour distancier et analyser par les locuteurs eux-mêmes les parlures du quotidien. Cathy Garcia présente ses pratiques poétiques
sur internet.
Les enjeux de langue sont analysés par Pierre Colin, Joelle Gonthier apporte « la grande lessive » et Claude Sicre souligne les impasses de la politique culturelle dans le pays.

Dans le second numéro, on pourra lire des pratiques autour des arts visuels, arts graphiques ; les enfants, les jeunes gens travaillent dans ce monde médiatique qui subjugue. Ils apprennent à fabriquer, créer, devenir des citoyens actifs devant toute image.

On y trouvera aussi les apports et analyses de B. Doray, O. Bassis, C. Passerieux, D. Boucan, du groupe GFEN d'Ile de France.
Une préoccupation demeure en suspens : devant le déséquilibre économique et politique sur la
planète, un déséquilibre symbolique est à l'oeuvre, il y a une pression forte pour que s'uniformise
le regard porté sur les pratiques et productions culturelles de l'Autre.
Les grilles de lecture occidentales deviennent hégémoniques...

D'où l'utilité de garder l'oeil et le regard persan !

Rica à son ami à Ispahan (1)
Je te contais mes aventures depuis que j'ai quitté mon habit persan. La bile n'aigrit point mes humeurs, alors que notre ami Usbek déplore que je m'éloigne de mes traits asiatiques. J'en suis bien triste pour lui. Je continue à fréquenter cette maison publique où l'on boit beaucoup de café et comme je l'écrivais à un ami de Venise, à boire ce breuvage, on gagne en esprit selon les croyances des disputeurs de ces lieux.
Une dame près de moi ne participait pas à une dispute, dont tu sais que les gens de Paris s'échauffent fréquemment sans pour autant se rendre utiles à leur patrie.
Etant dans ce lieu, elle ne se sentit point offensée de l'intérêt que je lui portais et je puis partager son isolement car vois-tu je l'observais depuis un temps. Elle biffait du papier avec une plume d'oie et était bien marrie du gâchis qu'elle faisait et du dérangement qu'elle provoquait auprès du serviteur qui faisait mille allers retours pour apporter plume qui écrive et encre qui marque.
- Savez-vous me dit-elle que l'on a oublié que dès la naissance, les bébés sont modelés par les coutumes de leur pays ? Ces quelques jours derniers, un persan présent dans ce lieu me l'eut confirmé, sans doute que dans son pays les bébés sont dans des couffins, plus souvent à la mamelle et surtout le miel adoucit leur langue. Chez nous il y a des langues de terroirs et des décisionnaires en place sur Paris et autres gens d'esprit n'en veulent rien savoir. Ils ont créé depuis peu l'Académie Française mais le peuple casse ses arrêts par la verdeur de leurs propos.
- Ce qui me fait biffer mon écrit c'est que cet espèce de tribunal de la langue n'en continue pas moins d'infiltrer ses codes de jugement, qu'il se crée des quartiers soit de langue barbare (2) soit de langue vulgaire où chacun s'échauffe alors que nos gazettes écrites, parlées, imagées emploient la rhétorique des décisionnaires qui uniformise notre syntaxe et notre manière de penser. En quelle langue éduquer ?
- Je n'ai point de sérail et point de harem...
- Ne seriez-vous ce Persan qui fréquentait cette maison publique ?
...aussi je ne suis pas dans les tourments de mon ami Usbek qui reçut au 2 de la lune de Rebiab 1 une lettre d'une de ses épouses, Zélis, qui prenait position ferme sur l'éducation des filles. Cette épouse veut une éducation sainte dans les sacrés murs où la pudeur habite.
- Dans vos sérails et vos harems comment éduque-t-on les enfants sortis de la mamelle ?
- Voici une question impertinente d'une Dame qui tient salon. L'éducation nous tracasse quand survient la septième année, ce qui vient avant cet âge est habitude de nourrice...
- Dois-je penser que votre jugement se conforme à ceux de nos Princes qui se rengorgent de propositions issues, selon eux, des lois de la Nature et utilisent leurs talents à gouverner selon une règle tout arbitraire et fabriquée par eux, où se confondent les intérêts de leur famille, et de leur cour au détriment de la marche de l'Etat.
- Quels dervis proposent selon les caprices de vos Princes ?
- Vous dites dervis, voilà où je reconnais un trait persan de votre langue... Notre Dervis en Education promeut deux vocables prisés des Princes où vous reconnaitrez la manie des décisionnaires ; Rupture et Nature.
- Vous m'affolez, moi qui vient de découvrir à Paris une bibliothèque de Culture, et n'ai point eu le temps d'ouvrir l'un de ces ouvrages. Dois-je rompre mon envie de m'instruire et m'éloigner de l'état de Nature. Il y a Géographie, Histoire, Philosophie Sciences Lettres Médecine et poètes... J'ai un récolement, fait par un moine de peu de savoir, aussi ce récolement est-il, sans
doute, imprécis. J'ai même ouï-dire que certains de ces ouvrages guérissaient de l'insomnie. Ces lieux de savoirs seront-ils confisqués par les moines au nom de la Nature ?
- N'allez point si vite dans votre émoi, tout moine reconnaîtra en vous un homme de Culture mais voilà peut-être serez-vous seul dans la bibliothèque car certains de nos décisionnaires appellent enfants de Nature ou Sauvageons ceux qui logent dans des quartiers dits de langue vulgaire et préconisent la gymnastique pour refroidir leurs humeurs, ce qui les laisse loin des tumultes de la ville.
- Moi qui vins d'Ispahan chercher laborieusement votre Sagesse...
- Ne regrettez rien, la Sagesse est aussi esprit d'invention, création pour forger le jugement des infans sortis de la mamelle, jeunes sauvageons et tout autre habitant des terroirs. Déjà vous m'instruirez à signaler quels livres guérissent l'insomnie que je les éloigne pour préserver l'élan vers le bon sens et garder l'esprit en éveil, pour éduquer, créer, inventer pour un monde nouveau !
- Votre monde nouveau inclut-il les Persans ? Comment garder l'oeil et le regard persan ?

De Paris le 10 de la lune de Rebiab1 1720

(1) Dans la lettre 30 des Lettres Persanes de Montesquieu, un des héros de ce roman épistolaire Rica persifle sur l'ethnocentrisme de l'Occident avec cette question : « Comment peut-on être Persan ? » retour texte
Dans un atelier d'écriture, l'idée vint en plagiant Montesquieu de devenir Persan et maintenant se pose la question : Comment rester Persan ?
(2) Langue barbare : pour Montesquieu, langue des élites du quartier latin retour texte



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