Prévenir, dépister ou enseigner
Yann Gibert | le 01/01/1970 00:00
Du rapport de l'Inserm au rapport Benisti et au carnet de comportement de Sarkozy, le projet du ministère est la dernière tentative...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
Christine Passerieux
Responsable du GFEN
C'est par les choix qu'elle fait de pratiques pédagogiques, de contenus d'enseignement, de lisibilité des modes d'apprentissage, que l'école maternelle peut permettre à tous les enfants d'entrer dans les apprentissages.
La quasi-totalité des enfants de plus de trois est actuellement scolarisée à l'école maternelle et l'on sait désormais l'importance que revêt cette scolarisation dans l'histoire scolaire de chacun. Pourtant, tous les élèves ne bénéficient pas de cette école de la même manière et là comme ailleurs, les enfants issus des milieux populaires rencontrent plus de difficultés que les autres. L'école maternelle peut permettre de sortir d'une spirale de l'échec dont on sait qu'elle n'est pas fatale.
Tous les enfants n'arrivent pas à l'école dans les mêmes conditions, avec les mêmes informations, les mêmes connaissances, le même langage, les mêmes référents culturels, le même rapport au monde. Une enquête menée auprès d'un panel d'élèves de grande section du quartier de la Goutte d'Or à Paris, quartier à très fort taux d'immigration populaire, donne des éléments de compréhension de ces différences entre élèves. Quatre questions leur ont été posées : est-ce important d'aller à l'école, pourquoi ? quels conseils donnerais-tu à un camarade pour bien apprendre, qu'est-ce que lire ? que faut-il faire pour lire ? Les réponses se répartissent en deux grandes catégories qui recoupent celles définies par Jacques Bernardin[1] et font écho aux travaux de Bernard Charlot, Elisabeth Bautier, et Jean-Yves Rochex[2] concernant des élèves de collège et de lycée.
- Ils disent qu'apprendre à l unicode2utf8(0x2018)école permet de devenir grand, autonome, de faire sans l'adulte (je suis pas toujours obligé de demander à ma maman).
- Ils mesurent la nécessité d'un engagement personnel (il faut essayer).
- Ils ont conscience que l'activité intellectuelle est essentielle (il faut réfléchir dans sa tête).
- Ils s'inscrivent dans une durée (après j'irai au CP).
- Ils apprennent à mesurer l'efficacité de leurs stratégies, s'appuient sur ce qu'ils savent déjà, sur leurs réussites.
- Ils ont une bonne image d'eux-mêmes.
- Ils ne disent « je » que pour dire « je ne sais pas », ne s'engagent pas personnellement.
- Ils ne perçoivent pas le but de l'activité ou les finalités de l'apprentissage (concernant le graphisme on fait des ponts et des lignes pour faire des ponts et des lignes).
- Pour eux la réussite est conditionnée strictement par le comportement (il faut être sage, écouter, rester assis, se taire, ne pas faire de bêtises...), un comportement supposé attendu par le maître.
- Ils ne distinguent pas les différents temps de la journée scolaire qu'ils déroulent comme dans un catalogue, tout étant sur le même plan (jouer, travailler, faire sonner la cloche de la récréation)
- Ils vont à l'école pour changer de classe, et ne s'inscrivent pas dans l'ici et le maintenant.
- Ils sont dans une grande attente de la maîtresse sans pouvoir définir cette attente (ce sont ceux qui plus tard pensent que leur échec est imputable à l'enseignant).
- Ils sont dans le faire, le faire pour le faire, l'exécution de tâches successives sans que celles-ci ne soient porteuses de sens (pour eux lire c'est parler avec sa bouche et regarder avec ses yeux).
- Ils assimilent la tâche et l'activité (lorsqu'il leur est demandé d'identifier des formes géométriques par le coloriage, ils n'identifient pas l'activité mathématique et ne retiennent que la tâche de coloriage).
- Moins il y a de clarté cognitive pour eux, c'est-à-dire moins ils savent ce qu'ils font, pourquoi ils le font et comment ils vont le faire et plus ils sont en situation de dépendance affective et cognitive à l'égard de l'enseignant (ils font répéter la consigne, en demandent une traduction - Que faut-il faire ? - , puis attendent avant de commencer que l'enseignant intervienne auprès de chacun, s'inscrivant ainsi comme dans leur famille dans une relation duelle).
- Ils identifient les apprentissages au support (la fiche) et au contexte (la fiche c'est quand j'étais à la table bleue)
Les observations de classe confirment la teneur de ces entretiens et permettent de repérer que ces élèves sont très vite découragés, disent facilement et rapidement je ne sais pas faire, se laissent distraire. Pour eux, l'apprentissage n'est pas un processus et relève d'une opération magique : ils ne savent identifier comment s'opère le passage entre je ne sais pas et je sais, ce qui rend difficile toute forme d'engagement.
Réussir devient alors une mission impossible : ils ne peuvent estimer eux-mêmes la qualité de leur travail et attendent, sur le mode du c'est bien, c'est pas bien, le diagnostique du maître.
Le langage est le lieu même, comme le souligne Elisabeth Bautier[3], de la stigmatisation des différences sociales car il constitue une pratique sociale fondamentale. A l'école, le langage organise, définit, catégorise, explicite, décrit, justifie, analyse, qu'il soit oral ou écrit. Son usage est sensiblement le même dans les couches moyennes et supérieures de la population. Dans les milieux « populaires » le langage a de manière dominante une fonction utilitaire, dans l'immédiateté du faire, du vécu. Il est d'une certaine manière incorporé à soi dans sa relation immédiate aux autres, et pour les élèves issus de ces milieux s'opère une rupture radicale.
J'en donnerai pour exemple des échanges organisés entre élèves de grande section, au retour d'une visite de musée, échanges au cours desquels se sont affrontés deux rapports au langage très différents.
- Des élèves ont raconté leur découverte des escaliers mécaniques, du métro pour ceux qui venaient à Paris pour la première fois, de la dame qui s'est endormie dans le train du retour et a ronflé...Ils ont, comme le dit Elisabeth Bautier, parlé de leur vécu, de leur émotion, dans des interventions brèves, de constats qui n'appelaient pas d'échanges avec leurs camarades, chacun racontant sa petite histoire, sans se décentrer et en n'écoutant pas nécessairement les autres.
- D'autres se sont exprimé essentiellement sur les œuvres, ayant compris l'attente de l'institution, la demande scolaire qui consiste à constituer un événement en objet sur lequel réfléchir, à mettre en partage avec les autres (même si tout le monde a participé au même événement) par le langage. Ils ont compris que parler à l'école, ce n'est pas seulement prendre la parole même s'il faut aussi apprendre à le faire, c'est surtout objectiver le monde, en construire un système de représentation, produire de la pensée avec les autres.
La pratique familiale du langage est faite de nombreux implicites. Les interlocuteurs sont souvent les mêmes et s'établit avec eux une complicité. A l'école les interlocuteurs sont nombreux, différents, certains ont le même statut, d'autres non et parmi ceux-là existent encore des différences (enseignant, directeur, aide-maternelle, intervenants...). C'est ainsi que peuvent naître des malentendus entre enseignants et élèves : appeler l'enseignant dans la classe pour résoudre un problème n'est pas du tout la même chose qu'appeler sa mère à la maison. Cela ne se fait pas de la même manière (car à l'école, appeler c'est lever le doigt, puis attendre que l'enseignant soit disponible), ni sur le même ton (une formule d'introduction s'impose, le ton ne saurait être injonctif...).
A l'école le langage mais aussi la langue deviennent un objet d'étude, totalement décontextualisés. Cela exige une nouvelle posture pour l'élève qui va devoir appréhender des mots, des phrases, des textes en laissant de côté leur dimension sémantique : papa, poisson et Paula appartiennent à une même catégorie, celle des mots commençant par p ou celle des mots de deux syllabes, sans qu'il y ait bien entendu de relation de sens entre eux. Des mots seront travaillés uniquement pour leurs sonorités, là encore sans référence au sens dont ils sont porteurs. Un tel rapport à la langue n'existe pas spontanément, il se construit, ou il est à construire.
Alors que dans le milieu familial, on répond aux besoins exprimés, aux questions spontanées, et qu'on apprend en faisant, à l'école on diffère, on pose des questions que les élèves ne se posent pas seuls, on dissocie pratiques et savoirs dans une décontextualisation progressive. Les enfants pour devenir élèves doivent entrer dans un nouveau mode d'apprendre qui se construit à l'école. Des observations de classe montrent qu'un certain nombre d'éléments font empêchement :
A - Situations d'apprentissage.
- Des situations trop simples empêchent la mobilisation parce qu'elles ne provoquent pas l'activité intellectuelle. Les élèves exécutent alors des tâches dont ils ne perçoivent ni les enjeux, ni les objectifs et s'installent dans une position de passivité, voire de refus.
- La confusion est fréquente entre la manipulation et l'activité intellectuelle : des élèves de grande section devant classer puis coller des étiquettes lors d'une activité de lecture expliquent qu'ils font du collage.
- Une trop forte contextualisation des activités en rendent opaques les finalités : ainsi, si l'explicitation des objectifs d'apprentissages n'est pas rendue lisible par l'enseignant, et ce de manière récurrente, le travail sur thème peut focaliser l'attention des élèves sur ce qui n'est qu'un prétexte pour l'enseignant.
- L'habillage du scolaire sous des formes dites ludiques et sans explicitation sur les enjeux d'apprentissage, ne permet pas de différencier les activités scolaires et les activités non scolaires. Ce masquage a d'autres effets pervers, en particulier de laisser entendre qu'apprendre est ennuyeux, et qu'il faut donc « faire diversion » ; également de créer un sentiment de défiance, une impression de manipulation car les élèves ne sont pas dupes. Enfin, il a pour effet d'enfermer les élèves dans des contextes à forte connotation affective qui les éloignent de l'objet d'apprentissage.
B - Lisibilité des situations proposées.
- Le découpage en séquences brèves, sans liens, produit de la dispersion, une absence de cohérence, une vision éclatée du monde scolaire. Lors d'entretiens des élèves énoncent les activités de la journée comme ils le feraient de produits sur un catalogue. La brièveté ne laisse pas le temps de la réflexion, du questionnement, de l'essai et laisse à penser que l'essentiel est d'arriver au but, alors que ce qui est premier c'est bien le processus pour y parvenir.
- L'absence de marquage net dans le passage d'une activité à une autre, dans le signalement du début et de la fin de chacune d'entre elles, empêche les élèves de différencier les moments de la journée scolaire, mais aussi les objets d'apprentissage.
- Enfin la non connaissance du cadre, des rôles, places et fonctions de chacun dans l'école provoque des brouillages quant à la perception qu'ils ont de l'institution. Ainsi, une certaine dilution de la forme scolaire est particulièrement préjudiciable aux élèves issus de milieux « populaires ». La réduction des temps collectifs, l'individualisation des tâches, la systématisation de l'organisation en ateliers qui contraint l'enseignant lui-même à se centrer sur la réalisation des tâches sans n'avoir plus le temps de mettre en place des situations de construction de savoirs fragilise les élèves les plus en difficulté, ne leur laisse pas le temps de le recherche, de la réflexion ni de la confrontation aux autres, sans lesquels il ne peut y avoir de réels apprentissages.
C - Rapport à l'adulte.
- Les élèves sont désemparés et alors soumis à l'arbitraire de l'adulte lorsqu'ils ne connaissent pas les critères de fin d'activité mais aussi les critères de réussite ou d'échec dans cette activité. Pourquoi une activité est-elle finie : parce qu'il est l'heure, parce que la maîtresse le dit, parce que toutes les tâches semblent accomplies (il ne reste aucune étiquette à coller ?)
- La systématisation d'une logique de questions/réponses fait obstacle à la confrontation entre élèves et les enferme chacun dans une relation exclusive à l'adulte, dans la solitude de leurs actes ou de leurs réflexions, et fait empêchement à la construction d'une spécificité de l'école comme « collectif de travail »[4].
Le rapport à l'école, aux savoirs, à l'apprendre n'est pas figé, il s'élabore dans l'acte même d'apprentissage. Ce sont les situations d'apprentissage, situations socialement construites, qui vont permettre ou non qu'il se transforme. Car ce rapport se construit dans l'interaction entre un sujet et son milieu. On observe ainsi que l'étayage de l'enseignant est efficace lorsqu'il renvoie à l'activité, au sens d'activité cognitive, plutôt qu'à la tâche ; que le recours au langage plutôt qu'à la monstration favorise une habitude de verbalisation chez les élèves mais aussi un engagement dans le travail.
Le passage de l'un à l'autre n'est pas automatique. Tous les élèves ont le désir de savoir car ce savoir est constitutif de l'humain. Ce qui pose problème, c'est l'envie d'apprendre, l'entrée volontaire dans un processus long, difficile, exigeant. Il est très souvent fait référence en maternelle à la nécessité de motiver les élèves, en inventant des dispositifs attirants, ludiques, pour mieux « faire passer » les savoirs. Il semble que cette voie est doublement sans issue : ceux qui avaient envie d'apprendre apprennent, les autres restent sur le bord du chemin.
- parce que la motivation reste extérieure aux sujets, elle peut renforcer cette posture d'extériorité relevée chez les passifs récepteurs. La difficulté est d'alimenter, voire de provoquer la mobilisation dans le travail scolaire. La mobilisation relève d'un processus interne qui entraîne chacun dans un engagement personnel parce qu'il s'est construit son propre projet. La mobilisation est possible lorsque les élèves ont conscience d'un but à atteindre, cernent l'objet de travail, mesurent par quelles opérations, quelles procédures ils vont y parvenir, entrent dans la demande de l'école et il faut qu'elle soit nommée comme telle, qui est l'activité intellectuelle.
- parce que, comme on l'a vu plus haut, les motivations construites de toute pièce éloignent plus des objectifs centraux qu'elles ne permettent de les cerner.
Dans toutes les classes, y compris des secteurs réputés les plus difficiles, c'est la curiosité intellectuelle qui est moteur de l'activité. Quelque soit son âge, ce qui met un individu en mouvement, c'est le problème à résoudre, la réalité qui subitement fait butée et contraint à trouver une solution Cette solution passe toujours, que l'on en ait ou non conscience, par la réflexion. Il n'y a pas d'activité sans pensée, l'activité ne se réduit pas au faire, elle est mouvement de la pensée, investissement intellectuel de la tâche. Y compris dans ce que l'on appelle les savoirs faire qui, avant d'être automatisés, ont impliqué une réflexion sur l'efficience de certains gestes, la pertinence de procédures. Ce n'est donc pas la multiplication des actions qui permet d'apprendre mais leur compréhension, leur mise en lien. Le temps de l'apprentissage c'est celui où l'on peut décrocher du faire, de l'action pour la mettre en mots. L'expérience ne devient apprentissage que lorsqu'elle est formalisée, peut se construire sous la forme d'un système, un modèle de représentation opératoire au delà du contexte qui l'a fait émerger (exemple : de la manipulation d'objets au tri puis à la catégorisation). Comment les élèves peuvent-ils y parvenir ?
L'entrée à l'école maternelle est pour beaucoup la première confrontation à l'altérité. Ce qui est en jeu c'est bien la formation d'un individu social, qui construit avec les autres son propre rapport au monde, un rapport ouvert, vivant. C'est de la responsabilité de l'école elle-même que de créer les conditions pour que tous les enfants entrent dans les apprentissages en accédant à la spécificité des apprentissage scolaires, à la cohérence des principes qu'ils sont censés mettre en œuvre[6] pour que l'accès aux savoirs ouvre un espace de liberté, qu'elle permette à chacun un vrai projet d'émancipation.
[1] Jacques Bernardin, Comment les enfants entrent dans la culture écrite, Retz, Paris, 1997.
[2] Bernard Charlot, Elizabeth Bautier, Jean-Yves Rochex, Ecole et savoir dans les banlieues et ailleurs, Colin, Paris, 1992.
[3] Elisabeth Bautier, Pratiques langagières, pratiques sociales, L'Harmattan, Paris, 1995.
[4] René Amigues, Marie-Thérèse Zerbato-Poudou, Comment l'enfant devient élève, Retz, Paris, 2000.
[5] Bernard Charlot, Du rapport au savoir, Eléments pour une théorie, Anthropos, Paris, 1997.
[6] Elisabeth Bautier, préface des Chemins des savoirs en maternelle de M. Libratti et Ch. Passerieux, Chronique Sociale, Lyon, 2000.
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