La démarche d'auto-socio-construction
La démarche d'auto-socio-construction du savoir
Odette BASSIS
Quand le terme de "construction" du savoir
fut introduit au GFEN il y a trente ans ce fut, sans aucune ambiguïté,
pour approfondir en pédagogie la relation entre les savoirs de
la culture humaine et les sujets apprenants. Et cela, avec des finalités
d'égalité dans les apprentissages et de formation à
une pensée critique et créatrice.
Il s'agissait en effet de :
"dépasser la fausse querelle entre les tenants de l'école
traditionnelle qui prétendaient transmettre le savoir mais n'en
distribuaient que des produits congelés [...] et les tenants
de l'école nouvelle naturellement tentés [...] d'opposer
aux "contraintes" du savoir la nécessaire liberté
et les droits imprescriptibles de l'enfant. Mais le savoir aussi est un
droit imprescriptible - et peut-être le plus haut. Car il
répond à l'interrogation permanente de l'humanité
sur la nature, sur soi-même et sur les autres en même temps
qu'il est pour l'individu la condition de la maîtrise de l'univers
dans lequel il vit [...] et ce monde intérieur que lui-même
constitue." Henri Bassis(1)
Dans la poursuite et le réinvestissement des acquis antérieurs
de l'éducation nouvelle, le terme et la notion de construction
empruntaient aussi bien à l'élaboration historique des savoirs
: "Rien n'est donné, tout est construit" de Bachelard,
à la psychologie génétique de Piaget "Tout est
genèse", aux apports bien sûr de Wallon quant à
la connaissance comme "effort pour résoudre des contradictions"
et à la fonction de "l'autre" dans la formation d'une
pensée autonome, apports confortés un peu plus tard par
ceux de Vygotski notamment pour souligner combien " l'apprentissage
serait parfaitement inutile s'il ne pouvait utiliser que ce qui est déjà
venu à maturité dans le développement, s'il n'était
pas lui-même la source du développement, la source du nouveau"(2).
Rapide survol pour insister non point sur une centration univoque et vaine
seulement sur l'apprenant, qu'il soit enfant ou adulte, mais sur la relation
à mettre en œuvre entre savoirs et sujets, où la fonction
du maître, enseignant ou formateur, est celle de "passeur"
et donc, se faisant, d'éducateur. "Educare" au sens de
"mener hors de" (là où on était) ou encore,
comme l'écrit Michel Serres: "inviter à quitter son
nid".
Une conviction de fond : l'apprentissage ne se peut sans une activité
mentale du sujet. Mais quelle activité? Là, une ambiguïté
insidieuse est à lever car les risques sont grands d'un dérapage
entre apprentissage et dressage. L'humain en effet, comme et plus encore
que l'animal peut être dressé, conditionné, tant il
dépend déjà dès sa naissance et plus longtemps
qu'aucun autre vivant de ce qui l'entoure et l'autorise à vivre.
Et tout dressage demande une certaine forme d'activité quand bien
même elle n'est que de reproduction et de répétition.
Cependant, les potentialités d'intelligence, de création
que porte tout humain à sa naissance sont immenses et ce sont elles
qui sont requises dans la construction par l'apprenant de ses savoirs.
Savoirs dont l'apprenant peut, mais si les conditions en sont crées,
devenir l'artisan, le concepteur. Concepteur non pas des savoirs mais
de ses savoirs. Faut-il pour cela que les conditions crées soient
porteuse d'une dimension culturelle non tronquée. Ce en quoi l'acte
d'apprendre devrait être fondamentalement acte d'acculturation.
Et parce qu'il n'est de culture sans relation aux autres, au regard des
autres et sur les autres, l'acte d'apprendre doit pouvoir lui-même
être acte de socialisation. C'est pourquoi se trouve haut placée
la barre des exigences à poser pour l'acte d'enseigner, dont le
paradoxe consiste pour l'enseignant à créer les conditions,
en définitive, d'avoir à se rendre inutile. Métier
traité si souvent d'impossible qui ouvre sur de multiples possibles.
Plusieurs repères pour cela à profiler.
Les savoirs... mais lesquels ?
Sur le plan des contenus, il serait naïf et irréaliste de
croire que les apprenants pourraient reproduire les étapes historiques
d'élaboration des savoirs, les ré-inventer tels quels. Il
y a forcément à transposer les "savoirs savants"
pour en extraire ce qui peut en être enseignable. Ce qui conduit
à faire le tri, décider, choisir quels savoirs
retenir pour enseigner et surtout quoi des savoirs choisis
mettre en apprentissage (quels contenus de pensée, de création?)
et bien sûr pourquoi ces savoirs à enseigner
(en vue de quelle finalité éthique, sociale) et donc en
conséquence comment les enseigner, ces savoirs
choisis. Autant de positionnements qui, même s'ils restent dans
l'implicite, ne peuvent prétendre ni à l'objectivité
absolue, ni à la neutralité puisque toujours liés
de fait à des choix philosophiques, culturels et sociaux.
Là, entre les savoirs «savants » du patrimoine culturel
et les savoirs enseignés, un risque majeur est à redouter
: une perte de sens ou un détournement de sens au fil de l'établissement
des programmes, de la conception des manuels, de la formation officielle
établie et jusqu'aux choix de l'enseignant, pris entre l'obligation
institutionnelle à laquelle il est tenu, ses conditionnements surmontés
ou non et ses positionnements personnels. Un écart, une transposition
où peuvent être effacés, limés, les défis
à l'ignorance ou aux fatalités, les contre-évidences
et même les interdits dont les savoirs sont issus, laissant place
au moment où ils sont enseignés à des descriptions,
des explications ou démonstrations présentées dans
une logique a posteriori dont la fonction se trouve réduite trop
souvent à en légitimer le bien fondé ou à
donner seulement dans l'efficace en vue de l'examen. Savoirs
prescrits devenant des réponses à des produits-sous-vide aux questions trop souvent éludées du passé.
Constat brutal, certes, où restituer aux savoirs leur plus «
haut niveau », serait de ne pas se contenter des allants de soi
convenus mais d'accéder aux questionnements et cheminements qui
les ont générés. Non pour alourdir mais pour donner
sens. Centrer sur l'enjeu qui est de chercher quelles clés
pour comprendre, afin de ne pas en rester seulement aux limitations
de ce qu'il faut apprendre(3)
. Afin que les élèves puissent entrer dans ce qui fut -et peut devenir pour eux - au cœur même de la fonction
opératoire de ces savoirs, aventure de la raison et de l'imaginaire.
Enjeux très lourds que cette question. Car il s'agit de restituer
aux savoirs leurs dimensions civilisatrices et émancipatrices.
Retrouver leurs origines humaines, tournant le dos délibérément
aux risques de savoirs zappés, marchandisés ou seulement
fonctionnalisés. Aller à la rencontre de leur raison d'être,
du pourquoi de leur émergence et des traces qu'ils laissent de
ce qui fut conquête sur l'ignorance ou sur l'impossible. Façon
non de regarder passivement un passé révolu mais de comprendre
la charge d'avenir qu'ils donnent à saisir, étant porteurs
de contenus de pensée et de création toujours à poursuivre.
Offrant ainsi des relais à prendre, comme ils le furent eux-mêmes.
Responsabilité bien lourde, en fait, que celle des savoirs enseignés,
si souvent contournée, écartée, dans les discours
pédagogiques dont il n'est pas étonnant cependant qu'elle
en arrive à faire surface dans les polémiques cuisantes
d'aujourd'hui(4)
. Car s'il clair qu'enseigner ne se peut sans transposition entre savoirs
savants et savoirs prescrits, alors ne devrait pas être esquivée
cette question de fond dans toute formation. Question transdisciplinaire
qui ne peut être seulement didactique puisque liée à
des choix culturels, philosophiques et sociaux quant aux finalités
dévolues à l'enseignement. Il est grand temps que vienne
la conscience d'un tel enjeu où devraient être interrogées
les normes cachées qui définissent les transpositions existantes.
Car étant des savoirs sur les savoirs, plus subies dans l'implicite
que connues, ces transpositions ont particulièrement pour effet,
à l'insu de tous, d'être pouvoirs sur les savoirs. Avec pour
conséquence d'inverser en contrainte et ennui ce qui fut nécessité
vitale et invention, et de justifier comme évidence et allant de
soi, ce qui fut audace et création.
Le pari de toute démarche
Une ambiguïté est ici à lever, entre la motivation,
si souvent attendue de l'apprenant comme préalable, et la possibilité
de mise en mouvement, de mobilisation souhaitable dont il est capable.
Car il est normal après tout, naturel, de ne pas être spontanément
motivé pour tel ou tel savoir. Cela dépend des situations
rencontrées ou non, des milieux habituels de vie, etc. Mais il
est par contre de l'ordre du "culturel" de se découvrir
interpellé, saisi dans ses représentations, par des situations
insolites, inattendues, qui viennent mobiliser pour chacun comme sujet
des potentialités insoupçonnées. Il s'agit
alors pour les apprenants, parce que mis en situation d'avoir à
surmonter obstacles et contradictions, de vivre des processus où,
impliqués comme sujets, ils vont être amenés à
mettre en travail mais aussi en question leurs propres opinions, conceptions
et acquis antérieurs(5)
. Enjeu difficile, qui fonde le travail proprement pédagogique,
et donc le pari sur la construction par l'apprenant de son savoir. Difficile
mais riche en promesse et jubilation. Car, en construisant ses savoirs,
c'est lui-même comme sujet que construit l'apprenant, devenant auteur
de la part qui lui revient dans l'affirmation de son identité,
auteur et acteur d'une histoire singulière qui est la sienne, dans
un rapport au monde toujours renouvelé.
L'enjeu de toute démarche n'est pas moins, dans une
interaction effective entre le déjà-là du passé
des savoirs et l'ici et maintenant de l'acte d'apprendre,
de créer des conditions pour qu'entrent en synergie les forces
créatrices qui constituèrent les savoirs avec les potentiels
créatifs des apprenants eux-mêmes. Enjeu qui devient pari
quand il s'agit de chercher et mettre en œuvre des situations qui
en rendent l'amorce possible.
Les situations de recherche
On a vu combien est première la recherche par l'enseignant des
concepts-clés qui sont à construire derrière tel
titre de leçon, tel libellé du programme. Recherche, en
fait, de problématiques conceptuelles en vue de situations de recherche
à anticiper, élaborer, créer. Recherche difficile
certes, puisque face à toute connaissance, on ne peut ni prétendre
tout savoir, ni pouvoir tout dire alors qu'il s'agit cependant de chercher
les questionnements-clés à même d'orienter le choix
et la pertinence de situations possibles de recherche.
Toutefois, aussi importante qu'une telle exigence quant aux contenus des
situations est l'exigence, en direction des apprenants, liée au
pari de leurs capacités à entrer dans une recherche effective.
C'est la mise en acte du "tous capables" qui est là à
l'épreuve.
Dans la conception des situations à trouver, deux types de nécessités
sont à prendre en compte en étroite dépendance. Ce
qui entraîne des conditions qui en constituent la cohérence
et la force :
? être accessibles à tous : il s'agit
que la situation soit clairement compréhensible par tous, quant
aux données proposées et à la présentation
de l'objectif à atteindre. Ceci afin d'éviter le préalable
d'un magistral lourd, chargé, qui ferait barrage à l'entrée
de tous dans la recherche. Cette situation doit être vraisemblable
même si elle est fictive et se présente comme une situation
de « simulation »(6)
. Les élèves ne s'y trompent pas, d'ailleurs,
qui savent reconnaître si l'objectif recherché est
clair pour eux.
? être à même de générer
des processus de recherche : c'est la difficulté
principale car il s'agit de traduire la problématique conceptuelle
visée dans une situation qui, sans poser directement des questions,
va faire se poser un questionnement fort, qui va même dérouter,
bousculer, étonner et peut-être dans un premier temps paraître
impossible à gérer. Chaque fois, la situation n'a
de sens que si précisément elle pose problème ! Et
problème en relation avec la problématique conceptuelle
à atteindre, c'est à dire non point comme dérivatif
illustratif ou autre, mais déjà par rapport à un
objectif bien ciblé, première étape en vue d'un but
conceptuel à atteindre.
La caractéristique de l'objectif proposé est d'être
"quelque chose à faire" à partir de données
spécifiques minutieusement choisies: documents liés à
telle ou telle discipline, tableaux, cartes, figures géométriques
différentes, etc...(7)
. Sachant que ce qui est "à faire" prépare les
matériaux réflexifs, les questionnements qui deviendront
nécessaires pour la conceptualisation qui suivra.
Par exemple:
- "classer", mais les critères de classement sont à
chercher
- "comparez", mais les éléments de comparaison
sont à dégager
- "préparez une rencontre entre protagonistes différents
en vue d'une polémique à gérer, d'une problématique
à dégager, d'une décision possible à prendre,
d'une conséquence à tirer", à partir de documents
historiques, scientifiques, littéraires, linguistiques, philosophiques
ou autres.
- "saisissez des expressions, mots, idées pour composer vous
même un écrit" (à partir de textes mis à
disposition ou d'écrits déjà produits par les apprenants).
- "dénombrez", mais les conduites pour y parvenir ne
sont pas données mais à imaginer, chercher.
- "traduisez" mais les points d'appui sont à déterminer
en fonction du texte donné.
La consigne consiste donc à impulser une action dont l'objectif
est fixé, en effet, mais non point la conduite, tout entière
laissée à l'initiative de l'apprenant. C'est pourquoi cette
consigne s'exprime par un verbe, non comme réponse à donner,
non comme procédure à suivre, non comme manipulation sous
contrôle, mais comme tremplin où du nouveau à concevoir
est au rendez-vous.
Les processus enclenchés
Une forme de défi est donc posée à l'apprenant. Mais
il est soutenu par la présence confiante de l'enseignant, bien
que laissé à ses initiatives propres, ce qui est souligné
par un "débrouillez vous" qui est l'affirmation - en
acte - des attentes positives manifestées à son égard.
C'est là où, face à une telle situation, l'apprenant
va devoir aller quérir en lui non seulement ce qui est à
sa disposition, comme réinvestissements possibles, mais plus encore,
au-delà. Il se trouve alors convié à tenter des conduites
et idées nouvelles pour lui, à les ajuster aux conditions
données et à l'objectif perçu. Et les mises en déséquilibre
qu'il doit affronter l'amènent, pour s'en sortir, à déborder
le cadres des schèmes jusque là familiers. Là, la
bipolarisation d'inférences de la pensée que sont déduction
et induction ne suffisent plus et les termes d'énaction (Varela)
ou d'abduction (Pierce) sont à interroger, travailler, intégrer(8)
. Processus en émergence au terme desquels les conceptualisations
en jeu doivent rendre cernables, visibles, les savoirs que ces processus
construisent. Car que serait l'action de construire si elle ne parvenait
pas à un aboutissement repérable, formulable? Que serait
la création de Mozart si elle n'était inscrite dans une
œuvre ?
C'est face à un tel enjeu que doivent être précisées,
comme caractéristiques de tels processus, des mises en dialectique
de pôles tenus souvent pour cloisonnés.
? processus dialectiques entre acte et pensée
Si la situation de départ impulse des "faire", comme
conduites initiées par les apprenants, c'est parce que, très
vite mis à l'essai par eux, ils portent déjà
la marque de schèmes réinvestis ou tentés qui, étant
d'abord schèmes d'actions, ont en puissance le fait
d'être vecteurs d'une implication cognitive dont ils
n'ont pas encore conscience, dans le feu immédiat de l'action.
Et il y a fort à faire, dès l'abord, pour franchir contraintes
de réalité et obstacles inattendus. Pourtant ce sont de
telles aspérités qui donnent du piment à l'investissement
tout en mettant un moment en arrêt l'action, obligeant à
un recul réflexif. Recul bénéfique pour la pensée
parce qu'exigeant une analyse pour se reprendre, face à l'objectif
visé. L'obligation surgit alors d'une mise en relation entre l'action
en cours et la réflexion sur cette action. Action nouvelle de la
pensée qui est "action signifiante"(9)
.C'est le passage qui s'amorce entre conduites opératoires en vue
de l'objectif à atteindre et conduites cognitives qui, elles, engendrent
la conceptualisation.
C'est là où vont intervenir, entre action et conceptualisation,
les activités de représentations. Où la fonction
symbolique est sollicitée. Par le langage, le passage du faire
au dire, déjà dans les petits groupes. Par les représentations
dessinées ou écrites, les schémas, diagrammes, tableaux,...Et
donc passage amorcé du "comprendre en action" au "réussir
en pensée". L'activité commence à changer de
registre pour entrer dans le cognitif.
? processus dialectiques entre chacun et les autres
Aux interactions entre chacun et la situation vient vite s'intercaler
un va et vient entre chacun et les autres qui va entraîner l'obligation
de se décentrer, par rapport à soi-même. Vient le
moment de faire face aux différences et même divergences,
contradictions rencontrées dans une situation pourtant la même
pour les uns et les autres. Intervient là une autre mise à
l'épreuve, bénéfique, puisqu'elle contribue à
passer d'une subjectivité, aux risques d'enfermement ou d'illusion,
à une phase décisive d'objectivation. Etre amené
à décrire, expliquer ce qui est fait et pourquoi, à
clarifier sa propre pensée, argumenter, mais aussi écouter,
entrer dans la pensée de l'autre et donc en retour visiter autrement
sa propre pensée, autant de mises en dialectique qui instituent
une mise à distance indispensable à toute conceptualisation.
C'est cette interaction entre chacun et les autres qui justifie la terminologie
de "démarche d'auto-socio-construction du savoir",
soulignant combien la médiation des représentations différentes
comme des référents culturels propres aux uns ou aux autres,
contribue à la construction des dynamiques de pensée de
chacun, confrontés tous au tiers commun que représente la
situation à traiter et le savoir mis en perspective. Là,
dans de tels processus, se construisent ainsi des capacités à
entrer, participer et faire avancer des mises en débat où
s'exercent vigilance, esprit critique mais aussi élaborations positives
dans la complémentarité. Là s'apprennent aussi à
être surmontées au positif les tentations de discriminations
entre apprenants d'origines différentes, sociales ou culturelles.
Il est nécessaire de préciser, dans le cours de la démarche,
des plans différents de réflexion où se jouent les
interactions entre les apprenants suivant qu'il s'agit de petits groupes,
au plus près des conduites tentées, puis de la confrontation
collective entre les groupes, où sont mises en relation les productions
des groupes en vue de dégager une problématique commune.
Les registres de réflexion et de langage en sont différents,
les mises à distance étant amenées à changer
de niveau. C'est d'ailleurs dans la confrontation collective que l'animation
de l'enseignant devient décisive pour que change de registre la
réflexion et les formulations en cours(10).
C'est vrai qu'il faut avoir vécu et observé de tels moments
pour en mesurer à la fois les difficultés, la force, les
défis et les victoires. Et c'est bien là où l'on
peut y voir, déjà vraiment, l'apprentissage au débat
démocratique. Car c'est là où les uns avec
les autres ayant à surmonter, ensemble, différences et contradictions,
avec la charge émotionnelle qui s'y déploie, sont amenés
à vivre, de fait, des apprentissages solidaires.
Enfin c'est là où sont prises en compte les différences
entre les apprenants, si décriées dans certaines pédagogies
centrées seulement sur la logique de l'enseignant qui, à
se vouloir entre elles différenciées, cloisonnent et ignorent
les richesses à tirer de l'intégration dans une même
démarche de telles différences.
? processus dialectiques entre liberté et contraintes
Dès la donnée des situations de départ et dans les
processus qui suivent, bien sûr qu'apparaissent des difficultés
liées aux interactions multiples qui surgissent. Est-il besoin
de souligner que c'est cela même qui tient en haleine l'attention
et la recherche dans la mesure où les difficultés rencontrées
ne sont qu'aléas d'une vie qui circule et s'exprime puisqu'il s'agit
de se frayer des chemins de liberté pour introduire des modifications,
des transformations. Que serait l'exercice d'une telle liberté
si elle n'était cette capacité à déjouer les
obstacles, à surmonter les contraintes pour un but à atteindre
haut placé?
Les plus grandes découvertes, les plus belles créations,
les plus étonnants exploits ne furent inouïs que par les dépassements
qu'ils ont su réaliser. Et cela peut être à l'honneur
de la pédagogie que de croire possible un tel apprentissage de
la liberté au cœur même de l'acte d'apprendre. On peut
relire Wallon: « La connaissance est essentiellement un effort pour
résoudre des contradictions » ainsi que « Rien ne subsiste
qui n'ait triomphé du conflit, en réalisant un nouvel
équilibre, un nouvel état, une nouvelle forme d'existence
» ou Bachelard « La connaissance cohérente est un produit
de la raison polémique ». Mais que fait-on aujourd'hui de
tous ces apports, et de bien d'autres? Sont-ils jetés aux oubliettes?
C'est à l'issue de la réalisation d'un projet de formation
en ZEP(11)
qu'une institutrice s'exclama: "Ce qui m'a le plus frappé
c'est que, pour aider les enfants le plus en échec, c'est en leur
proposant du difficile qu'on peut le faire". Parce que ces enfants
y trouvaient de quoi exister.
La problématique conceptuelle
Tout le vécu de la démarche se joue entre l'objectif à
atteindre, lancé dans la situation de départ, et le but
visé en final qui est la problématique conceptuelle à
construire. But qui est l'inconnu du départ, celui qui ne peut
être dit aux apprenants, puisque c'est aux processus impulsés
d'y conduire. En effet il s'agit de passer du caractère opératoire
de l'objectif atteint à la dimension conceptuelle qui ne va pas
sans saut qualitatif de la pensée, sans "rupture"par
rapport aux conceptions préalables, sans travail dialectique de
la pensée au sens où Bachelard écrit "on devrait
se méfier d'un concept qu'on n'a pas encore pu dialectiser"(12)
. Travail serré dans le symbolique où les formulations,
les représentations donnent chair à ce but conceptuel. Faut-il
encore en arriver là, où de prétendues situations-problèmes
souvent n'y conduisent pas, embourbées dans des méandres
"activistes" sans issues.
C'est dans les temps des confrontations collectives que se resserrent
les prises de conscience en gestation sur le plan conceptuel. Temps de
mise à distance, dans l'analyse réflexive sur les productions
langagières orales et écrites produites par les uns et les
autres, pour en arriver à des problématiques identifiables
et à des formulations cohérentes. Car il s'agit bien de
problématiques, dans la mesure où telle ou telle notion
ciblée ne peut l'être précisément qu'en relation
avec d'autres notions qui participent à sa compréhension.
C'est une telle dynamique, jusqu'à ses aboutissements, qui fait
de l'acte d'apprendre cette aventure humaine dans l'histoire de chacun,
où tout savoir nouveau vient faire événement, aiguisant
autrement son regard autour de soi et sur soi.
L'animation de l'enseignant
Pour animer une démarche d'auto-socio-construction du savoir, l'enseignant
a lui-même à se construire un mode de fonctionnement tournant
le dos à la fois à une posture explicative et expositive
en même temps qu'à un activisme de surface. Animation sans
imposition ni directivité aussi bien que sans effacement ni laisser
faire.
En fait, tout au long du vécu de chaque démarche, l'enseignant
est en recherche-observation active permanente de ce qui se fait, de ce
qui se dit, restant dans une retenue et une mise à distance propre,
tout en maintenant l'exigence de laisser toujours la balle dans le camp
des élèves. Sa conduite verbale s'appuie sur une attitude
de "reflet-miroir" où il est amené à renvoyer
sans commentaire à tel apprenant ou à la classe ce qui est
dit ou fait et qui pose problème. Ainsi renvoie-t-il aux apprenants
telle ou telle contradiction. Mais cela suppose qu'ensuite il soit à
même d'assurer la gestion des prises de paroles pour qu'ait lieu
la mise en réflexion et en travail de ce qui a été
ainsi renvoyé.
Ce faisant, il reste dans une attitude d'empathie, cherchant à
se placer dans le cadre de référence d'autrui, afin de tenter
de comprendre d'où parle l'apprenant, dans quelle logique. D'où
son refus de céder aux tentations de juger, de valider avec des
"c'est juste", "c'est faux", "tu as fait une
erreur"... , créant cependant les conditions pour que
ce soient les apprenants qui sortent du flou et d'impasses sans issue.
Ce qui exige de sa part d'imaginer quel renvoi à telle ou telle
situation qui permettra aux apprenants de se rendre compte par eux-mêmes
de ce qui ne va pas, avec par exemple l'incitation: "essayez, faites,
pour voir si ça marche"(13)
.
C'est d'ailleurs particulièrement dans les moments de confrontation
collective où, organisant les conditions matérielles et
temporelles d'une telle confrontation, l'enseignant doit en assurer le
meilleur déroulement possible sur le plan décisif des analyses
et conscientisations dont ces moments sont des temps privilégiés.
Car il s'agit de saisir, dans le foisonnement des productions affichées
et des apports langagiers des élèves, ce qui permet d'avancer
telle ou telle analyse, de cerner tel ou tel élément conceptuel,
d'en coordonner et structurer les différents constituants et d'en
faire travailler les formulations qui s'en dégagent. Là,
l'enseignant, soucieux de partir toujours des apprenants, doit aiguiser
son écoute, calibrer ses relances, renvoyer à la classe
tel ou tel des problèmes soulevés... et en même
temps "tenir le cap" qui est d'en arriver à une conceptualisation
donnant existence et visibilité aux savoirs en jeu.
On peut comprendre alors que les savoirs ainsi "construits"
par l'apprenant deviennent vraiment SES savoirs, des savoirs toujours
plus objectivables, réinvestissables au-delà d'eux-mêmes
et toujours révisables comme le furent, bien qu'à une toute
autre échelle, les savoirs du patrimoine culturel humain.
Mais, chemin faisant, tout au long du déroulement d'une démarche
(que ce soit avant, pendant et après) on peut mesurer à
quel point se pose la question d'une transformation de la formation
de l'enseignant. Encore faut-il que la conception et les pratiques
vécues de formation soient cohérentes avec celles qui peuvent
être attendues de lui. Transformations pour lesquelles, concernant
la construction des savoirs, la conviction théorique n'y peut suffire
si les formateurs eux-mêmes des enseignants n'ont pas été
conduits à vivre directement des processus et des ruptures conceptuelles
analysés et théorisés en situation, à leur
niveau. Il est vrai à cet endroit que l'expérience de recherche
propre en éducation nouvelle, au sein de collectifs apportant une
multiplicité de disciplines, de niveaux de classe, de terrains,
offre des conditions exceptionnelles quoique difficiles(14)
où peuvent s'essayer, se peaufiner et s'élaborer de telles
démarches. Et qui pourrait s'étonner que de telles recherches
aient pu aller sans "ruptures", particulièrement dans
la conception de démarches auprès d'adultes ? Mais
ruptures et élaborations survenues dans l'aspiration partagée
d'une école et d'une formation à hauteur d'enjeux démocratiques
d'égalité, d'émancipation et de solidarité.
Faire vivre une démarche ?
Bien sûr, c'est avec des exemples précis de démarches
que peuvent être mieux saisies la place et l'importance des repères
présentés ici. Mais encore faut-il se garder de ne point
retenir seulement le descriptif du dispositif qui ne serait que décor
là où sont premiers les acteurs, porteurs du vivant de la
pièce, que sont apprenants et animateurs. Rien n'est jamais vraiment
joué à l'avance. C'est pourquoi toute démarche ne
peut réellement se connaître qu'en situation vécue.
Faire vivre une démarche? Rien ne serait pire qu'une fatuité
de pouvoir illusoire quand se joue une dimension existentielle pour chaque
apprenant qui, incité à transformer ses modes de pensée,
n'y parviendra que s'il en décide ainsi, et non point s'il y est
tenu. Bien sûr pourrait être paralysante à l'inverse
l'idée qu'on ne peut tenter quelque mise en œuvre de démarche
que si "tout y est", si l'on est "fin prêt".
Ce serait oublier que toute démarche à et la conception elle-même
de la notion de démarche - a été l'objet d'essais
et erreurs, d'avancées et de temps d'analyse réflexive.
Ce serait oublier que toute démarche, comme il en est pour tout
savoir, n'est jamais que provisoirement achevée. Et c'est déjà
un grand pas en avant que de s'autoriser à tenter telle ou telle
situation, fut-elle d'apparence fort modeste, ou tel ou tel mode d'animation,
fut-il encore hésitant...Un pas en avant qui, en retour, apporte
de quoi se donner des raisons de poursuivre, de quoi s'étonner
et s'encourager soi-même quand surviennent des réactions
inattendues et prometteuses. Réactions qu'il faut analyser cependant
pour en tirer parti, en différé, et avec les productions
obtenues. Car si la pédagogie est praxis c'est que l'animateur
lui-même, sujet de cette praxis "est constamment transformé
à partir de cette expérience où il est engagé
et qu'il fait mais qui le fait aussi. Les pédagogues sont éduqués"
avance Castoriadis, tout comme, ajoute-t-il "le poème fait
son poète"(15).
Une remarque encore, souvent nécessaire: croire qu'il faudrait
enseigner tous les savoirs avec des démarches ad hoc est inexact.
Mais se centrer sur des problématiques conceptuelles clés,
assurément, dans la mesure où font réseau quantité
de notions liées entre elles. Et puis, pourquoi ne pas faire confiance
aux effets positifs de démarches déjà travaillées,
antérieurement? Les apprenants ne s'y trompent pas quand, ayant
vécu de façon intense des situations de recherche abouties,
ils s'y sont forgés des capacités d'exploration, de coordination,
de formulation qui les rendent désormais bien plus vigilants et
impliqués, de telle sorte qu'à certains moments, point n'est
besoin de dispositifs complexes pour qu'ils soient à même
d'explorer d'emblée documents ou problèmes nouveaux. Car
ce qui se réinvestit, au-delà des savoirs déjà
construits, c'est leurs capacités à questionner, se questionner,
entrer dans des processus de recherche et d'élaboration.
Finalités
Tout au long du déroulé qui précède n'ont
pas manquées d'être évoquées des finalités
présentes au cœur même d'une démarche. Développement
d'une image positive de soi: l'apprenant, sollicité dans ses potentialités
et n'étant pas soumis à une sorte de délégation
du pouvoir de penser en la personne de l'enseignant se découvre
lui-même capable d'intelligence, capable de s'enrichir de significations
nouvelles. Ce faisant, l'apprenant s'apprend à "entendre l'autre",
les autres, dans leurs différences personnelles, sociales, culturelles,
... et à faire avec, positivement, y compris lorsque des divergences
s'affrontent. La médiation commune étant le savoir en construction
et ses résistances propres, extérieures aux uns et aux autres,
il se joue vraiment, pour si peu que l'animation y soit discrètement
attentive et active, le développement d'une capacité à
débattre et à élaborer ensemble dans l'exercice,
en acte, d'une solidarité qui s'y découvre. Deux dimensions
qui concourent à la construction, DANS l'acte d'apprendre, au développement
de soi comme sujet singulier et comme sujet social, se découvrant
(ou le devenant plus encore) auteur d'une histoire qui, au croisement
de celle des autres, devient la sienne.
Au-delà des objectifs à atteindre, au cœur des situations
travaillées, comme au-delà des champs conceptuels nouveaux
abordés, ce qui donne sens et justifie toute démarche d'auto-socio-construction
du savoir, c'est assurément moins une accumulation plus performante
de savoirs que la mise en exercice, à travers les processus de
leur construction, d'une pensée critique et féconde, créatrice
et exigeante. Dans un monde où coexistent avancées techniques,
richesses croissantes mais inégalités grandissantes, informations
démultipliées mais impuissances à entrer dans une
pensée relationnelle et complexe, il devient décisif de
reconnaître aux fonctions d'enseignant, d'animateur et de formateur
la part majeure qui leur revient dans la construction d'un avenir plus
égalitaire et fraternel de notre monde.
Notes
(1)Des maîtres
pour une autre école: former ou transformer? H.Bassis, écrit
en 1976-77 et publié chez Casterman en 1978). Le terme d'auto-socio-construction
qui y figure fut formulé pour traduire (après coup) ce qui
fut élaboré dans l'impulsion d'un grand projet au Tchad
(1971-75) dont les enjeux étaient la transformation des pratiques
dans une situation scolaire d'échec et de conditionnement massifs,
liés aux conséquences de la post-colonisation. retour
texte
(2) D'autres apports enrichissent encore cette élaboration
(cf. ouvrages et références du GFEN) mais ce n'est pas l'objet
de cet article de s'y attarder.retour
texte
(3) Il s'agit en fait d'interroger
la dimension épistémologique des savoirs qui ouvre sur leur
raison d'être conceptuelle.retour
texte
(4) Ainsi en est-il récemment
en ce qui concerne l'histoire du passé colonial et de ses "bienfaits"
qui pose la question du métier d'historien et des choix prescrits
des programmes. Tout comme il en est aussi de la conception de l'apprentissage
de la lecture, liée au sens même et aux finalités
du rapport à ce qu'est lire.retour
texte
(5) C'est la dimension épistémique,
qui concerne directement le sujet apprenant dans l'histoire singulière
du développement de sa propre pensée.retour
texte
(6)Terme qui est
à prendre avec le plus grand sérieux dans la mesure où
toute transposition à parce que non collée au réel
historique des savoirs- nécessite des situations et dispositifs
eux-mêmes transposés. C'est là le propre du pédagogique,
entre un passé à transmettre et une pensée en possible
devenir. retour texte
(7)Indications minimales relatives à
des démarches effectivement menées, décrites, analysées
dans de multiples disciplines dans de nombreux articles et ouvrages retour
texte
(8)C'est pourquoi de tels moments
décisifs où s'amorce du nouveau ne se prêtent à
aucune expérimentation de type statistique si ce n'est une analyse
de type "clinique", au plus près des apprenants, puisqu'il
s'agit de processus en émergence et non encore de résultats.
On peut retrouver là, dans l'analyse des cinq phases de la création,
par Didier Anzieu, de quoi réinvestir sur le champ de la construction
du savoir. Cf : Le corps de l'œuvre, Ed Gallimard, 1981.
retour texte
(9)Terme utilisé par Piaget (celui des
années 70, dans Réussir et comprendre, 1974 PUF)
retour texte
(10)Il faut souligner qu'il arrive, suivant les champs
conceptuels travaillés, de devoir alterner travail en petits groupes
et confrontations collectives suivant des paliers d'approfondissement
successifs. retour texte
(11)Projet mené en relation entre
terrains de ZEP et l'IUFM de Bonneuil. retour
texte
(12)G.Bachelard, La philosophie
du non, PUF, 8ème édition, 1981. Au sujet du passage,
de l'opératoire au conceptuel, on peut trouver des références
dans "Se construire dans le savoir" O.Bassis, ESF, 1998 (p.84
et p.111) retour texte
(13)Suivant les cas, l'enseignant
peut aussi à cet endroit apporter quelque information pertinente
concernant, connus de lui, des essais non concluants. retour
texte
(14) Notamment sur des temps et
des moyens toujours pris hors du service prescrit. retour
texte
(15) Cornélius Castoriadis,
L'Institution imaginaire de la société, 1975, Seuil,
p.106 retour texte