Transformer le rapport aux savoirs
Yann Gibert | le 01/01/1970 00:00
A travers des exemples de pratiques sont proposées des pistes qui permettent aux élèves de se positionner activement face aux...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
Si ce sont bien à chaque fois des sujets irréductiblement
singuliers qui sont confrontés à des apprentissages
culturels, ils sont néanmoins porteurs d'une histoire
familiale elle-même inscrite dans un paysage social. Antérieurement
puis parallèlement à la scolarité, la famille
a à de façon explicite ou implicite à initié
l'enfant à la signification et à la valeur des
choses, à des façons de penser et de parler le monde...
et d'y désigner sa place. Redevable aux expériences
et échanges réalisés dans l'espace familier,
cette grille interprétative du réel est « invisiblement
présente ». Constitutifs de leur rapport à l'écrit,
trois points clés méritent un éclairage de ce
point de vue, afin de mieux comprendre les attitudes et les difficultés
récurrentes des élèves qui nous préoccupent,
aux divers niveaux de la scolarité :
- les raisons de lire et d'apprendre à lire ;
- les difficultés pour accéder à la logique du
système graphique ;
- le problème de la compréhension.
I/ L'envie d'apprendre
Pour élaborer et étayer le projet d'apprendre, l'enfant
doit percevoir l'utilité de l'écrit et les
bénéfices personnels qu'il peut en tirer. Ce qu'il
peut faire en observant les usages ayant cours dans son environnement
et/ou en s'identifiant à des pratiquants de l'écrit.
1) Identifier des usages.
Ce n'est pas un hasard si, interrogés en début de
CP, certains enfants expliquent leur fort désir d'apprendre
par l'envie de faire « comme les grands », comme les
aînés ou les parents qui visiblement y trouvent intérêt
et plaisir, ou bien disent avoir hâte d'apprendre pour «
pouvoir lire des histoires seuls » ou encore pour explorer «
les livres, parce qu'il y a plein de choses intéressantes
dedans ». L'envie d'investir la lecture sera d'autant
plus forte que l'on a côtoyé de multiples supports,
dans une pluralité de situations et à des fins diverses.
Or, d'autres enfants semblent avoir une expérience bien
différente. Quand ils énoncent « papa, il lit jamais
» ou « maman, elle a pas de livres », on pourrait
prendre ces propos au pied de la lettre et trouver à peu de frais
une justification de leur faible investissement à l'égard
d'une pratique si peu « vitale », une preuve renouvelée
du fameux handicap socio-culturel. Y aurait-il ici des pratiques moindres
qu'ailleurs ?...
Les travaux de sociologie nous invitent à la prudence interprétative,
car elles peuvent aussi être « invisibles ». Dans
les milieux populaires en effet , les pratiques du lire-écrire
sont indissociables du contexte où elles s'imposent : on
note l'heure du rendez-vous chez le médecin, on cherche
l'heure de l'émission qui intéresse, on attend/redoute
le courrier, on passe commande sur le catalogue, on recherche la promotion
intéressante dans le prospectus publicitaire, on explore les
annonces dans le journal, on repère le nombre de points pour
le tricot... mais « on ne lit pas » ! Incorporée
à une situation spécifique qui la légitime et tendue
vers un objectif précis, la lecture est une pratique qui s'ignore
comme telle . Ce sont d'autant moins des pratiques énonçables
que le passage par l'Ecole a appris ce que lecture veut dire,
désignant ce qui est légitime et ce qui ne l'est
pas : lire, ça ne peut être que lire un « vrai »
livre, et plutôt un roman qu'un manuel de bricolage ou des
recettes de cuisine . Comment les enfants pourraient-ils identifier
seuls des actes de lecture déniés en tant que tels par
leurs proches ?
Cet aveuglement vis-à-vis des pratiques et cette illégitimité
des supports familiers dignes d'être promus vont parfois
de pair avec des représentations discutables des besoins et des
capacités du jeune enfant, jugé a priori trop immature
pour être confronté à des livres. Pour certains
parents, c'est inutile « tant qu'il ne sait pas lire
» ou parce qu' « il est trop petit pour comprendre
», ce qui explique qu'ils n'envisagent d'aller
à la bibliothèque ou de lui acheter des livres que «
quand il saura lire » . Les parents n'ayant eux-mêmes
pas ou peu fréquenté l'école saisissent mal
l'importance de l'expérience culturelle précoce.
En matière d'initiation à l'écrit,
quand tout n'est pas délégué aux professionnels
scolaires ou péri-scolaires (par peur de ne pas savoir ou de
mal faire), domine une conception très instrumentale des pré-apprentissages
susceptibles d'aider l'enfant : on lui apprend les lettres
de l'alphabet et les rudiments de la combinatoire, mais la lecture
et l'échange autour des livres sont plus rares.
2) S'identifier à des pratiquants de l'écrit
Les modèles parentaux comptent beaucoup pour l'enfant à
la recherche de repères pour se construire. Or, si les pratiques
culturelles sont différenciées selon les univers sociaux,
elles disent aussi où l'on est, où chacun se situe.
Annie Ernaux, issue d'une famille modeste et devenue enseignante
de Français, se souvient des paroles marquantes de son père
sur ce point: « Les livres, (...) c'est bon pour toi.
Moi je n'en ai pas besoin pour vivre » .
Autrement dit, à la moindre visibilité et légitimité
des pratiques culturelles se superpose une dimension plus subjective
du rapport à l'écrit qui concerne l'identité
même, et révèle la place qu'on s'attribue
dans l'espace social. S'emparer du langage et des codes
de l'école, s'affilier au rapport à la culture
qui y prévaut, c'est en quelque sorte - pour celui qui
n'y a pas baigné depuis l'enfance à passer
dans l'autre camp : « J'étais passé
dans un autre monde (...) tout ce qui me touche de près m'est
étranger (...) L'univers pour moi s'est retourné
» . L'entrée dans l'écrit peut ainsi
être source de blocage subjectif, ce qui pose la question de l'autorisation
que l'enfant ressent à son égard dans les discours
comme dans les non-dits familiaux. Certes, l'immense majorité
des parents à de milieux populaires y compris à désirent
que leur enfant réussisse à l'école. Néanmoins,
il arrive que ces messages parentaux soient plus ambivalents qu'ils
n'y paraissent à première vue : va-t-on encore pouvoir
se parler et s'entendre, au sens fort du terme ? (« Il n'osait
plus me raconter des histoires de son enfance. Je ne lui parlais plus
de mes études ») Ne risque-t-on pas de perdre notre enfant,
se demandent les parents inquiets pour le futur (« ... et
toujours la peur OU PEUT-ETRE LE DÉSIR que je n'y arrive
pas » ).
L'envie d'apprendre peut ainsi souffrir du manque de visibilité
des pratiques de l'écrit, mais aussi de ce qu'a «
entendu » l'enfant - de façon implicite - dans son
univers familier.
Pour Emilia Ferreiro, les études de psycholinguistique
concernant l'acquisition de l'écrit amènent
à abandonner le mythe selon lequel il y aurait une transparence
du principe alphabétique telle qu'il suffirait d'une
explication adéquate pour qu'il soit saisi ... Ce que
les praticiens de l'école constatent régulièrement,
avec tous ces enfants qui « résistent » à
l'évidence du code qu'on cherche - pourtant avec
constance et détermination voire acharnement - à leur
enseigner.
L'apprentissage ne se réduit donc pas à l'acquisition
d'un système de codage (il suffirait alors d'entraîner
suffisamment à la technique pour que ça marche...
à tous coups !), il exige de l'enfant qu'il comprenne
un système de représentation, ce qui relève du
domaine conceptuel. Les recherches convergent sur l'idée
d'étapes, d'hypothèses successives des enfants
sur la façon dont s'organise et fonctionne l'écrit
. Si, comme le soutient Vygotski, l'apprentissage est en lien
d'influences réciproques avec le développement,
ce dernier dépend lui-même des expériences précoces
« spontanées » ou provoquées de l'enfant
avec l'écrit. Or sur ce point, les expériences cumulées
par les élèves antérieurement et parallèlement
à l'école sont diverses, toutes n'étant
pas également opératoires pour entrer dans la logique
de l'écrit.
Cet apprentissage exige en effet une posture particulière
face à la langue. Dans les expériences langagières
précoces, le jeune enfant est immergé dans la situation
d'échange. Soucieux de se faire comprendre, il est préoccupé
essentiellement par ce qu'il veut dire, dans une pratique du langage
qui s'ignore comme telle. Or, s'interroger sur la façon
dont la langue fonctionne exige de pouvoir mettre celle-ci à
distance, de devenir attentif à ses aspects formels de façon
relativement indépendante du contenu (que ce soit pour saisir
la spécificité de la segmentation écrite, devenir
sensible à l'aspect sonore du langage ou bien encore comprendre
le rapport que certains ensembles graphiques à arbitraires et
pour certains non signifiants à entretiennent avec l'oral).
Pour qu'ils maîtrisent la langue écrite, l'école
demande ainsi aux enfants de s'extraire d'un rapport familier,
pragmatique au langage pour se centrer sur le fonctionnement d'un
système qui n'était jusqu'ici que le support
insu d'échanges tendus vers l'intercompréhension.
Autrement dit, il faut que l'apprenti quitte sa posture d'usager
pour adopter celle de grammairien vis-à-vis de ce avec quoi il
parle, qu'il passe de l'exercice du langage à la
conscience de la langue... ce à quoi tous n'ont pas
été également entraînés.
Alors qu'elle est interrogée sur la façon dont s'était
préparée l'entrée à la grande école
dans la famille, une maman (enseignante, faut-il le préciser
?) explique ainsi que, outre l'éveil de la curiosité
tous azimuts et une disponibilité face aux questions de l'enfant,
il lui était fréquent à la maison de « délirer,
de jouer avec les mots, d'inventer des choses » en y associant
son enfant... Pratique bien dissemblable à ce qui prévaut
dans d'autres familles où, si la parole est fréquente,
elle est attachée aux situations et activités qu'elle
soutient ou commente, familles où l'on répugne à
« parler pour ne rien dire » et où la parole se prend
rarement comme fin.
Cela pourrait expliquer la difficulté de certains élèves,
trop englués dans un rapport oral-pragmatique au langage, à
participer aux jeux phoniques dès la maternelle (bouts rimés,
etc.) et de façon plus générale mal à l'aise
quand il s'agit d'interroger l'écrit en tant
que système. Lors des activités réflexives sur
la langue, on constate fréquemment un parasitage du travail sur
la forme par une attention trop prégnante au contenu des écrits
supports , une difficulté récurrente de leur part à
se décentrer vis-à-vis de sa dimension sémantique,
ce qui est pourtant indispensable pour s'intéresser à
des aspects plus linguistiques.
A contrario, celui qui a l'occasion de faire sortir le langage de ses rails familiers en manipulant ses formes dans divers jeux de langage explore, dans ces chemins de traverse, d'autres univers. Autrement dit, l'émancipation du sens commun permet de jouer avec les structures du langage... mais pour un retour ouvrant à de nouvelles significations insolites, ce qui est le propre de l'exercice poétique. Et ce faisant, l'enfant accroît sa conscience du fonctionnement de la langue en testant les limites des transformations qu'elle supporte.
III/ Comprendre la nature de l'activité
lecture
Si les uns peinent à entrer dans la logique du code (en ne mobilisant
que la mémoire et en persistant dans la lecture-devinette) quand
d'autres s'y enferrent (sans contrôle de leurs propositions,
aveugles aux aberrations et peinant à comprendre), cela pourrait
accréditer la thèse d'une difficulté toute
particulière à jouer d'un registre à l'autre.
Or, pour devenir efficace - et cela ne va pas d'évidence
pour les apprentis -, le lecteur doit naviguer constamment entre code
et sens. Attentifs à l'un, les lecteurs précaires
ont visiblement du mal à prendre l'autre en compte, comme
s'il y avait conflit de centration. Ces limites des capacités
d'attention peuvent relever du développement, mais la permanence
de cette tendance avec des élèves plus âgés
invite à interroger parallèlement une autre hypothèse
explicative : leur conception de l'activité lecture elle-même.
Certes, l'automatisation des tâches de bas niveau permettra
de libérer les apprentis pour des opérations de haut niveau
, mais encore faut-il que tous les élèves comprennent
la nécessité de conjuguer les deux.
L'usage de l'écrit (que ce soit
pour lire ou pour écrire) exige de faire sans l'autre et
de « gérer » cette absence. Faire sans l'autre,
c'est une rupture majeure par rapport aux situations langagières
orales familières à l'enfant. En effet, ce qui caractérise
la communication orale, c'est la régulation « à
chaud » de la compréhension, grâce à des allers/retours
verbaux et non verbaux entre les interlocuteurs. Il y a construction
conjointe du discours et de la signification, dans un contexte partagé
permettant certaines connivences interprétatives : clins d'œil,
non-dits, phrases inachevées, silences significatifs, expressions
faciales et postures corporelles sont en permanence à l'œuvre
pour interpréter convenablement « ce qu'il faut comprendre
»... Rien de tel dans la situation de communication écrite.
Lire exige une reconstruction différée et autonome de
la signification. Pour la produire, il faut mobiliser tous ses acquis
: connaissances diverses sur la langue d'une part, sur l'univers
du sujet traité d'autre part, pour faire des hypothèses
et positionner le contexte qui échappe à l'ici et
maintenant. Seul devant une construction formelle, un discours auto-suffisant,
« sans co-construction possible de la signification, (...)
discours-monologue avec un interlocuteur imaginaire ou seulement figuré
» selon les termes de Vygotski, le lecteur doit maintenir la tension
entre prise d'indices et recherche de signification : prendre
des informations dans une première exploration d'éléments
divers dans le texte, s'en faire une idée, puis y revenir
de façon exigeante pour vérifier ses hypothèses
pas à pas dans une attention soutenue à l'ensemble
des indices, car tous les niveaux concourent à « faire
sens » : type de support, genre d'écrit, mode de
découpage du texte, organisation syntaxique, choix lexicaux,
marques morphologiques, connecteurs, ponctuation...
Or, les élèves qui nous préoccupent ont du mal
« tout à la fois à produire du sens sans dialogues,
face à un monologue figé, et à maîtriser
les articulations propres à un texte de lecture » (gestion
des connecteurs logiques et temporels, références des
pronoms, etc.) . Les enseignants parlent en effet d'élèves
qui déchiffrent parfois assez bien mais sont « passifs
face aux textes », ne font « pas attention aux marques orthographiques,
grammaticales ni à la ponctuation », ont du mal à
« saisir la permanence des personnages », à «
relier leurs actions aux intentions sous-jacentes », à
reconstituer ou se situer dans la chronologie des récits lus...
Mais où ont-ils eu l'occasion de l'apprendre ?
Il devient banal d'évoquer l'importance
des lectures partagées précoces, d'échanges
autour de récits imaginaires, qui cumulent une pluralité
de bénéfices. Cette pratique à la fois chaleureuse
et socialement valorisée contribue à développer
l'envie d'apprendre, constitue un arrière-fond référentiel
de mondes imaginaires, familiarise avec un genre discursif particulier
: récits longs soutenus par une macro-structure spécifique,
un jeu des temps verbaux, l'usage de pronoms et de connecteurs
permettant d'éviter les répétitions, d'organiser
la succession des évènements et d'assurer la cohérence
d'ensemble, etc. En outre, l'enfant bénéficie
d'aides souples et personnalisées pour comprendre ces énoncés
plus complexes qu'à l'oral... Mais cette pratique
à chacun l'imagine - n'est pas aussi familière
aux uns qu'aux autres.
Des études ont confirmé c'est dans les milieux où
les parents sont dotés des plus forts diplômes que les
échanges familiaux sont les plus fréquents et les plus
étroits sur les problèmes de lecture. Dans l'interaction
orale avec leurs parents, certains enfants sont très jeunes incités
à reprendre et préciser leurs propos d'une part,
et bénéficient de fréquents échanges autour
des livres lus d'autre part, ce qui double l'initiation
à la langue de l'écrit d'un accompagnement
à la compréhension. Une telle aide « invisiblement
présente » est « impliquée dans la résolution
apparemment autonome du problème » par certains élèves
, qui arrivent à l'école en étant plus familiarisés
que d'autres aux démarches discursives adéquates
au traitement de ces énoncés écrits.
Si c'est autour de l'écrit que se cristallisent les
difficultés, celles-ci concernent néanmoins le rapport
plus global à l'apprentissage de sujets mis à l'épreuve
par l'expérience scolaire.
Pour restaurer une dynamique positive, il est indispensable de lever
certains malentendus en matière d'écrit et de lecture,
mais aussi de développer conjointement un étayage à
la fois identitaire, culturel et cognitif afin que les élèves
« en fassent leur affaire ».
I/ Pour une stratégie d'ensemble
1) Sur le plan identitaire : (Re)Conquérir l'estime
de soi.
Ceux qui ont accumulé les difficultés à qu'ils
soient enfants, adolescents ou adultes à sont généralement
fragilisés par ces expériences négatives cumulées
et manquent de confiance en eux, ce qui amène à un désinvestissement
croissant. D'où l'importance de l'accueil bienveillant
de leurs propositions, de la dédramatisation des erreurs et des
encouragements, facteurs de sécurité. On connaît
mieux l'effet des attentes , les incidences du regard porté
sur l'apprenti qui, se traduisant en « traitement »
verbal et non verbal différencié (à divers niveaux
: contenu, sollicitations, feed-back, climat des échanges, etc.),
contribue à modifier l'estime de soi et la motivation.
Si l'instituteur veut, comme l'étymologie du terme
y renvoie, « instituer de l'humain », son action ne
peut se réduite à une somme d'actes professionnels,
elle exige d'être guidée et soutenue par une posture
éthique. Ainsi que l'écrivait Henri Wallon : «
Un regard qui scrute pour trouver la marque du manque impose à
l'enfant un statut péjoré. Un regard qui ne cherche
en l'enfant qu'un devenir instaure une dynamique de rencontre
».
Le contenu et le niveau des propositions d'activités contribuent
à faire dérailler les logiques d'échec. Contrairement
à ce qu'on pourrait croire, ce n'est pas en étant
confronté à des tâches faciles que les sujets se
reconstruisent, mais en relevant des défis. Quel que soit le
domaine investi et le contenu d'apprentissage visé, la
réussite face à une activité initialement appréhendée
comme difficile est un tremplin potentiel pour l'élargissement
à d'autres réussites, dans le même champ ou
dans d'autres .
2) Sur le plan culturel : étayer l'envie
d'apprendre
Pour l'enfant, l'envie d'apprendre à lire peut
se nourrir de plusieurs choses :
- de ce que font les grands, d'où l'importance de
réhabiliter les lectures « ordinaires », les usages
multiformes de l'écrit dans l'espace familial et
dans l'environnement en les dévoilant (exploration à
laquelle les parents peuvent être associés) ;
- de ce qui s'impose parce que cela apparaît indispensable
pour réaliser ce qu'on a projeté (lire pour faire
un jeu, bricoler, jardiner, cuisiner...) ;
- de ce qui préoccupe, émeut, étonne, amuse, surprend,
interroge... Ce qui amène à choisir avec un soin tout
particulier les objets à lire. Dans le champ littéraire,
l'expérience de Serge Boimare avec des élèves
en grande difficulté nous invite à proposer des œuvres
ambitieuses, au contenu humainement dense . La littérature enfantine
est désormais riche de récits pouvant capter l'intérêt
des élèves, susceptibles de faciliter des phénomènes
d'identification aux personnages. De façon complémentaire,
tout ce qui est de nature à développer des questionnements
sur le monde peut fournir l'occasion d'une découverte
majeure pour certains : les réponses se trouvent souvent dans
les livres (qu'ils soient documentaires, atlas, encyclopédies
enfantines ou dictionnaires). L'exploration de la revue ou du
journal auquel on est abonné peut également initier de
nouveaux centres d'intérêt.
Pour les autodidactes, la réussite de l'apprentissage
est moins affaire de technique que de curiosité face au monde
: la volonté d'apprendre, déterminante, peut naître
du constat d'impuissance à pouvoir explorer seul tel ouvrage
aux illustrations attirantes mais insuffisantes pour comprendre la totalité
du récit, et la passion pour l'histoire et la géographie
être consécutive à la lecture de romans d'aventure
et de chevalerie .
Toutes les expériences ouvrant les yeux sur le monde peuvent
potentiellement développer la curiosité : les sorties,
les spectacles, l'accès aux multimédias, la visite
à la bibliothèque, l'écoute du conteur...
sans oublier la parole des adultes évoquant les écrits
qui les ont intéressés, amusés, touchés,
émus ou indignés. L'éducateur est, qu'il
le veuille ou non, parfois substitut des figures parentales dans l'espace
qui est le sien : pourquoi se priverait-il de parler des lectures qu'il
a aimé ?...
3) Sur le plan cognitif : modifier leur posture et
les aider à agir seuls
Les élèves en difficulté ont tendance à
être passifs, attendent plus la réponse qu'ils ne
la cherchent eux-mêmes dans une relation de dépendance
excessive à l'adulte « qui sait ». Peut-être
sont-ils induits en erreur par respect excessif du conseil parental
classique à l'aube de la grande école : «
Sois sage, écoute bien le maître, il va t'apprendre
à lire ». Toujours est-il qu'ils s'arrêtent
dès qu'une difficulté surgit, à l'affût
de la solution toute faite (qu'elle soit proposée par l'adulte
ou soufflée par le voisin), ce qui n'est pas très
opératoire pour progresser.
Pour développer leur implication, mieux vaut donc éviter
de donner la solution et inciter les élèves à chercher,
à explorer seuls. Comme ils ont de surcroît tendance à
imaginer que la réponse ne peut-être que juste ou fausse,
il importe d'encourager les essais et les reprises : dédramatiser,
valoriser, rassurer, relancer, stimuler, pousser à aller plus
loin... autant d'autorisations à cheminer intellectuellement
sans risque d'être stigmatisé.
Quand l'impasse subsiste, le groupe de pairs peut être convoqué.
Favoriser l'entraide et la coopération permet de croiser
les diverses façons de faire, de mettre ainsi à jour des
procédures plus efficaces ou plus économiques, donc de
dévoiler peu à peu des stratégies de lecture plus
fiables... tout en différant la validation par l'adulte.
Outre le sentiment de sécurité que procure le groupe,
chacun y est poussé à justifier ses propositions. Il s'agit
de favoriser la réflexion individuelle et collective afin de
développer leur autonomie intellectuelle.
II/ Sur le plan de l'écrit et de la lecture
Parallèlement aux orientations de travail précédentes,
des activités spécifiques à l'univers écrit
s'imposent pour favoriser les prises de conscience, lever les
malentendus et éclaircir les moyens de progresser. Car le sentiment
de mieux comprendre et finalement d'« y arriver »
est un des plus puissants stimulants pour les apprentis découragés.
Nous l'avons évoqué, outre les raisons de lire et
d'apprendre, les difficultés proviennent souvent de la
difficulté des élèves à saisir la logique
de notre système écrit d'une part, à comprendre
la nature de l'activité lecture d'autre part. Comment
les aider ?
1) Prendre conscience de la nature de l'écrit
Les lectures reprises (que ce soit d'histoires, de comptines ou
d'énoncés plus courts) permettent aux élèves
d'appréhender la permanence de l'écrit, attachée
justement à la nature de son organisation. Bien évidemment,
il est indispensable de différencier ces moments d'autres
apparemment proches, et de le signifier par des mots et des actes :
lire n'est pas inventer, ni raconter ou réciter. Les confusions
sont fréquentes sur ce point avec les enfants jeunes, pour des
questions de développement déjà évoquées.
Les jeux de langage, qu'ils portent sur les structures
ou les sonorités, familiarisent avec la dimension ludique et
créatrice de la langue tout en sensibilisant à sa dimension
sonore « indépendamment » du contenu.
La dictée à l'adulte, que ce soit pour légender
des dessins individuels ou lors de productions collectives, fournit
l'occasion de comprendre de façon plus soutenue les liens
que l'écrit entretient avec l'oral : la nécessité
de « faire une phrase » fait toucher du doigt la facture
particulière de l'écrit ; la segmentation spécifique
est mise en scène ; la reprise réitérée
du début de l'énoncé, appuyée par
la désignation des mots, renforce l'idée de permanence
et sert les possibilités de repérage dans l'écrit,
grâce à l'ordre immuable qui est la règle.
De façon plus générale, toutes les activités
de production écrite sont des occasions privilégiées
de démontage du système écrit : comment formuler,
qu'écrire d'abord, comment écrire tel mot
?... Autant d'opportunités pour renvoyer les questions
aux élèves, afin qu'ils explorent seuls ou en collaboration
les possibilités en s'appuyant sur leurs acquis et/ou sur
les outils référents à leur disposition. De la
comparaison de mots à l'analyse phonologique plus pointue
et exigeante sans oublier l'interrogation sur les lettres muettes
(affiliant à une famille de mots, faisant un clin d'œil
à l'étymologie ou marquant le pluriel ou le temps,
etc.) : chaque moment de production révèle les secrets
de l'écrit et permet d'en comprendre la structure.
Le souci d'explicitation maximale de ce qu'on fait et des
« objets » manipulés est alors de mise, afin de les
familiariser aux techniques et catégories linguistiques. Différencier
ainsi lettre et chiffre, phrase et ligne ; désigner précisément
mot, syllabe, majuscules, point, virgule, titre, paragraphe, etc. aide
les élèves à sortir de l'opacité et
de confusion. Ce souci de clarté cognitive soutient le repérage
dans l'univers de l'écrit et contribue à en
apprivoiser progressivement la complexité.
2) Comprendre la nature de l'activité
lecture.
Certains pratiques à à l'école comme à
la maison - peuvent insidieusement installer des malentendus. Ainsi,
quand la lecture du soir n'est que reprise à haute voix
de ce qu'on a déjà vu ou lorsque la découverte
d'un nouveau texte invite les élèves à essentiellement
recenser les mots connus, des élèves peuvent penser que
lire, c'est essentiellement se rappeler. Or la question majeure
devrait être : comment venir à bout de ce qu'on ne
connaît pas ? Ce qui implique le dévoilement des moyens
pour y parvenir.
Ceux-ci peuvent être multiples dans la classe mais ne s'avèreront
pas tous aussi fiables. Cela justifie néanmoins leur partage
aux fins de vérifications croisées. Pour les élèves
fragiles, que ce soit collectivement ou dans l'espace d'un
petit groupe moins intimidant et plus sollicitant, l'incitation
à la recherche et à la confrontation des avis dynamise
les échanges, autorise les essais et leur reprise, permet le
partage des savoir-faire balbutiants.
Si lire n'est pas deviner, ce n'est pas
non plus déchiffrer aveuglément. Pour les émanciper
du décodage borné, l'appel à imaginer le
mot inconnu caché avant son dévoilement partiel favorise
l'inférence avant de la soumettre à vérification.
L'exigence de lecture silencieuse de l'ensemble de la phrase
avant la reprise à haute voix les habitue à différencier
la phase de recherche de l'indispensable ressaisie compréhensive.
Rappeler le déjà lu et anticiper la suite, mais aussi
reformuler, récapituler et résumer sont autant d'opérations
les incitant à s'émanciper des conduites improductives.
Les modalités de contrôle habituelles devraient davantage
servir la compréhension. Pour les élèves qui ne
s'attachent qu'au littéral des textes, des questions
exigeant des mises en relation, faisant appel à leur expérience
ou sollicitant leur avis les aident à investir différemment
la lecture, à se positionner comme sujets. Préalables
à la lecture, les questions infléchissent l'exploration
du texte, la transformant en jeu de piste à chemins multiples.
Lorsqu'elles sont à inventer par les élèves
eux-mêmes, elles demandent une scrutation approfondie pour celui
qui veut mettre ses pairs au défi. Le texte à trous ou
le texte puzzle sont autant d'occasions d'aiguiser leur
vigilance, de revenir aux indices linguistiques précis justifiant
l'interprétation. Là encore, le débat collectif
permet d'affiner la compréhension, en lien avec une lecture
plus exigeante quant à ses points d'appui.
Loin de ne s'exercer que sur des textes littéraires, l'extension
de cette pratique vis-à-vis des documentaires, des consignes
et des énoncés de problèmes aide au transfert des
habiletés, renforçant la maîtrise en lecture en
même temps que la perception de son caractère indispensable
dans tous les domaines, double facteur d'accélération
des progrès.
Conclusion
Lisant avec moins de peine, automatisant progressivement
certaines procédures, les élèves deviennent de
plus en plus attentifs et sensibles au contenu. Les premiers succès,
gratifiants, les incitent à multiplier les occasions de lire
afin de tester ce nouveau pouvoir (ce dont témoignent fréquemment
les parents, qui attestent de nouveaux comportements de leur enfant
dans la rue et à la maison, sur tous supports).
Le développement de cette activité conjointement à
la diversification des écrits lus élargit les possibilités
d'exploration personnelle jusqu'alors barrées, ouvrant
à un autre rapport au monde parfois fort heureusement entretenu,
dynamisé et renforcé par l'émerveillement
des parents et des proches...
A travers des exemples de pratiques sont proposées des pistes qui permettent aux élèves de se positionner activement face aux...En savoir plus
dans la confrontation des élèves à l'École, par Stéphane Bonnéry
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