Qu'est ce que la rationnalité néolibérale
Yann Gibert | le 01/01/1970 00:00
Texte paru dans l'Appel des Appels, qui analyse et met à plat les ressorts de l'idéologie néolibérale En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
Jacques Bernardin
Appelant au bon sens, le thème de la différence est récurrent dans les textes officiels, pour justifier une différenciation des apprentissages. Comme « les enfants sont différents dans leurs talents, leurs capacités, le rythme de leur progression, les ressorts de leur motivation, leur maturité », il faut « personnaliser les apprentissages »[1].
Différences des talents, des capacités, de motivation, de maturité... Belle apologie de l'individu, dans la plénitude de sa singularité irréductible. Mais que cache cette référence insistante aux différences ? Une conception naturalisée de l'humain, dont les caractéristiques seraient davantage un donné qu'un construit. Sur cette base, la personnalisation des apprentissages, sous couvert d'attention à chacun, pourrait bien servir une sélection ravivée, en anesthésiant la perception de sa radicalité sociale.
De la production des différences
Les « talents » et « capacités », est-ce qu'on en hérite ou est-ce que ça se fabrique ? Les recherches convergent sur l'idée que si chacun dispose bien à sa naissance d'un substrat biologique, c'est néanmoins lors du processus éducatif (familial puis scolaire) qu'il va s'actualiser, en débat avec le milieu.
On a longtemps pensé qu'au-delà d'un certain âge néanmoins, les choses étaient jouées, renvoyant ainsi aux carences familiales la cause des destins scolaires malheureux. On sait désormais que ce qui caractérise l'humain, c'est l'extraordinaire plasticité cérébrale : certaines fonctions, altérées suite à la lésion de telle partie du cerveau, pouvant même être prises en charge par d'autres. Pour Michel Duyme, directeur de recherche au CNRS, cela ne fait plus de doute : « les apprentissages transforment biologiquement le cerveau », et « la plasticité cérébrale s'observe également à l'âge adulte »[2].
Autrement dit, les talents et capacités ne sont pas un « déjà-là » qui ne font que se révéler quand l'enfant grandit. Ils se forgent, s'élargissent et se diversifient au fil des expériences et des rencontres tout au long de l'existence.
La maturité, le rythme de progression. Loin de n'être soumis qu'à une sorte d'horloge interne biologiquement programmée, le développement est en lien avec l'apprentissage. Là encore, les stimulations éducatives sont de nature à l'infléchir, pour peu qu'elles anticipent d'un pas sur ce qui n'est pas encore advenu. La recherche, nous dit Vygotski, « montre que la zone de proche développement a une signification plus directe pour la dynamique du développement intellectuel et la réussite de l'apprentissage que le niveau présent (du) développement »[3]. Le rôle des éducateurs consiste donc moins à enregistrer ce qui est qu'à ouvrir, en collaboration, l'enfant à d'autres défis.
Pour Bruner aussi, le contexte social joue un rôle clé. Ainsi, le processus d'étayage « peut (...) produire un développement de la compétence de l'apprenti (...) à un rythme qui dépasse de beaucoup celui qu'il aurait atteint par ses efforts s'il était resté sans aide [4]». Néanmoins, toutes les assistances ne se valent pas. Ce qui interroge la nature de l'aide proposée : jusqu'où prend-elle en charge ? Va t'elle renforcer la dépendance ou pas ? Tous les enfants n'ont pas les mêmes appuis pour les aider à grandir : du type d'apprentissages initiés aux modalités d'aide, bien des éléments diffèrent selon les contextes familiaux.
Les « ressorts de la motivation » sont-ils plus « naturels » ? Ils s'enracinent eux aussi dans les interactions précoces de l'enfant avec son environnement. Plusieurs éléments s'entrecroisent et contribuent à l'édification des mobiles d'apprendre. Les uns sont de nature identitaire, influant sur la façon dont chacun se perçoit et se projette (l'image renvoyée par l'entourage, la confiance signifiée ; l'envie d'imiter les proches ; le désir de répondre aux attentes des parents concernant l'avenir) ; les autres relèvent du rapport au monde, de la façon dont s'entretient le désir de savoir, la curiosité (les choix familiaux en matière de loisirs et de pratiques culturelles ; la possibilité donnée d'explorer d'autres univers, objets et personnes depuis la petite enfance, incitant à une curiosité « confiante » parce qu'autorisée et stimulée).
Or, les conditions de vie précaires n'incitent pas à sortir ou à élargir ses relations. Faute de moyens d'une part, par crainte de ne pas se sentir à la hauteur de la situation ou par peur du jugement d'autre part, on préfère l' « entre soi ». « Dans les classes populaires, on s'éloigne peu des lieux « propres », des lieux qui nous appartiennent parce qu'on leur appartient, de l'espace dans lequel on tend à s'enfermer parce qu'on y est enfermé. Enfermé par les limites matérielles de la situation, enfermé aussi parce qu'en dehors de cet espace familier, on sent bien qu'on n'est pas tout à fait à notre place, qu'on risque à tout instant d'être renvoyé à l'inadéquation de notre être social à l'espace qui nous est étranger, enfermé encore parce qu'on ne maîtrise pas suffisamment les savoirs pratiques et les procédures permettant de se mouvoir hors du territoire quotidien, enfermé enfin parce qu'à tout prendre, on finit par préférer les lieux que le monde social nous impose à d'autre lieux où on ne sait pas trop ce qu'on y ferait »[5]. L'ailleurs, l'autre sont ainsi plus investis avec appréhension qu'avec confiance dès lors qu'on se hasarde en terrain inconnu.
Outre les référents identificatoires affectivement proches et l'attribution sélective d'une valeur aux choses, l'enfant acquiert au fil des échanges familiaux le sens de sa place, apprend ce qui est idéalement enviable et raisonnablement possible. Des travaux ont montré qu'à niveau scolaire équivalent, les parents de milieux populaires ont de moindres ambitions pour leurs enfants. Se hasarder à des études longues, c'est prendre le risque à outre les charges financières (logement, déplacements, etc.) à d'un avenir incertain. Or, quand la précarité est la règle, si le meilleur est souhaitable, l'expérience sociale enseigne que le pire est toujours possible. Ainsi, la préférence pour des études courtes s'inscrit dans une logique du « mieux vaut tenir que courir », sur fond d' « intériorisation subjective de probabilités objectives » (Bourdieu).
Les différences face à l'école, que ce soit en matière de motivation, de sensibilité, de postures ou de manière de faire sont ainsi non pas naturelles , mais très largement redevables aux conditions de vie, aux interactions et aux modalités de la socialisation familiale.
A la justification des inégalités
« Compte tenu de la diversité des élèves, l'école doit reconnaître et promouvoir toutes les formes d'intelligence pour leur permettre de valoriser leurs talents » [6]. Comment glisse- t-on insensiblement des différences à la sélection ? En laissant croire au respect du caractère propre et des « talents » qui, comme chacun sait sont tous aussi respectables... sauf sur la scène sociale, où ils ne bénéficient pas de la même reconnaissance, ni symbolique, ni salariale. Rhétorique relayée à tous les étages institutionnels. « Si je souhaite réformer le collège unique, c'est (...) pour que les différences de rythme, de sensibilités, de caractères, de forme d'intelligence soient mieux prises en compte (...).» [7].
La diversité des « formes d'intelligence ». Derrière cette belle formule qui métaphorise la théorie des dons en pluralité de talents mal compris [8], on appelle l'école à mieux prendre appui sur l'intelligence ici esthétique, là corporelle, artistique, conceptuelle... mais aussi manuelle, bien sûr ! On pourrait l'accepter si cela n'était pas à entendre comme relevant d'une soi-disant nature et, de fait, exclusif d'autres « formes d'intelligence » qui, sur cette première base, pourraient être développées dans le cadre d'une éducation résolument polytechnique.
Les « voies d'excellence ». De la « forme d'intelligence » à la « diversité des voies d'excellence », il y a continuité idéologique, pour justifier un tri toujours aussi discriminant pour les enfants de milieux modestes, promis aux emplois les moins qualifiés. Devinez qui, avec une étonnante régularité, remplit les filières professionnelles et techniques ? La ficelle est grossière mais pleine de bon sens, mettant de la pommade sur le ressentiment des perdants. Rhétorique de la différence justifiant un cursus, des filières, des orientations différentes afin « de donner à chacun la chance d'atteindre l'excellence dans la voie qu'il s'est choisi » [9]. Comme résister à cette sirène ?
L'école « juste » consistant à donner à chacun selon ses spécificités, on peut justifier le tri social. Cela s'appelle une « politique de différenciation maîtrisée », où l'on demande à l'École non pas de poursuivre l'expansion de la connaissance pour tous et d'émanciper chacun de ce qui aurait pu être borné par la socialisation familiale, mais d'« assumer sereinement la promotion d'une élite scolaire » [10]. L'« ambition réussite » s'adresse aux individus[11], vise moins à démocratiser qu'à élargir le vivier de recrutement des élites, afin d'évitant la surchauffe de la désespérance sociale face à un ascenseur social bloqué.
L'heure est au réalisme. Pourquoi s'encombrer de formations lourdes pour ceux qu'on destine à « compenser (...) les départs massifs à la retraite des personnes qui occupent des emplois unicode2utf8(0x2018) peu qualifié' », surtout quand les emplois émergeants sont des emplois de service «requérant des qualifications fondées sur le savoir être et la relation à autrui » [12] ?
Néo-darwinisme scolaire
Reste à le faire accepter aux perdants. Cette référence permanente à l'individu, parlé et traité comme « isolat », le rend seul comptable de sa destinée. L'école aura fait le maximum pour se plier - à travers cette personnalisation des parcours - à la différence, allant jusqu'à proposer une « aide personnalisée » si besoin[13]. Peut-on rêver meilleure justice ?
Ce n'est plus à la naissance que vous devez votre place, mais à vos choix personnels, dans la voie d'excellence que vous vous êtes choisi (en réalité, où vos résultats vous auront contraint). En atomisant les destinées individuelles, on occulte les logiques sociales à l'œuvre. Les quelques méritants, sortis du peloton, fournissent l'exception masquant le sort du plus grand nombre et servent d'alibi à une ségrégation renouvelée (« c'est possible, si on le veut ! »). Les perdants, ne pouvant s'en prendre qu'à eux-mêmes, finissent par se persuader de leur insuffisance personnelle. S'attribuer l'entière responsabilité de sa place et, de ce fait, accepter son sort, n'est-ce pas la meilleure garantie d'une société pacifiée ?
[1] Rapport Thélot, p. 56-57.
[2] M. Duyme, C. Capron, « Handicap, performances intellectuelles et inégalités sociales », Dialogue n°126, octobre 2007
[3] L.S. Vygotski, Pensée et langage, Ed. Sociales, 1985, p. 269-271.
[4] J. S. Bruner, Le développement de l'enfant. Savoir-faire, savoir dire, PUF, 1983, p. 263 et 277-279.
[5] D. Thin, Quartiers populaires, l'école et les familles. PUL, Lyon, 1998, p. 98.
[6] Loi d'orientation, art. L122-1.
[7] N. Sarkozy, Lettre aux éducateurs, p.12.
[8] Référence à la théorie d'Howard Gardner, Les intelligences multiples, Retz.
[9] Rapport Thélot, p. 24
[10] Ibidem, p. 33.
[11] « La lutte contre l'échec scolaire n'est pas une affaire de zone, mais une affaire d'individus ». N. Sarkozy, Le Monde, 22 février 2006.
[12] Ibidem, p. 23.
[13]
Aménagement du temps scolaire. Organisation du temps d'enseignement et de
l'aide personnalisée dans le premier degré. Circulaire N°2008-082 du 5-6-2008, B.O. n°25 du 19 juin 2008, MEN-DGESCO
B3-3.
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