Transformer le rapport aux savoirs
Yann Gibert | le 01/01/1970 00:00
A travers des exemples de pratiques sont proposées des pistes qui permettent aux élèves de se positionner activement face aux...En savoir plus
Mouvement de recherche et de formation en éducation
Tous capables ! Tous chercheurs ! Tous créateurs !
La thèse[2] dont il va être question s'appuie sur une recherche, inscrite dans un programme interministériel d'étude des processus de déscolarisation, qui s'intéresse à l'amont de ce phénomène nommé "décrochage scolaire" qui fait aujourd'hui l'objet de tant discours publics : nous avons cherché à comprendre ce qui se construit comme "décrochage scolaire" dans l'ordinaire de l'école, à commencer par le décrochage cognitif[3].
Pour ce faire, il est d'abord nécessaire de déconstruire les discours publics et notamment leur catégorie "élève en difficulté" (ou "élève décrocheur"[4]) pour pouvoir penser les "difficultés" du système que ces élèves mettent en lumière de façon exacerbée. Ce sont le plus souvent des jeunes issus des milieux populaires et de leurs fractions les plus précarisées qui sont désignés sous la catégorie "élève en difficulté", dont l'usage au singulier amalgame : difficulté d'apprentissage, de comportements, précarité des conditions de vie matérielle, intégration sociale réduite à des groupes restreints, "caractéristiques" supposées des populations...
De plus, cette catégorie déconflictualise et substantialise les dites "difficultés" : elles ne sont jamais expliquées. Le constat que cette catégorie désigne sert d'"explication" aux comportements qui dérangent, en renvoyant aux individus et/ou à leurs familles leurs supposées caractéristiques d'être "en difficulté" et occulte ainsi les rapports sociaux qui créent les inégalités scolaires. Cette catégorie déconflictualisée restreint le champ de l'action scolaire à s'adaptater aux "caractéristiques" supposées des populations, le plus souvent en cherchant à combler les "manques", d'où des actions sur le supposé "handicap socio-culturel"[5], l'"aide individualisée", et non pas pour interroger ce qui se construit comme inégalités quand l'école n'enseigne pas à tous ce qui est nécessaire à chacun pour s'approprier les savoirs scolaires (qui reste donc considéré comme pré-requis).
Plutôt que de postuler l'existence d'"élèves en difficulté" par essence, la recherche vise à comprendre comment se construisent les processus désignés comme "difficulté" par l'École.
Les travaux en didactique des disciplines se sont surtout développés autour des cheminements intellectuels d'élèves théoriques, avec le point aveugle des différences d'appropriation effective, socialement située, et de la conflictualité sociale dans les apprentissages.[6]
De leur côté, les analyses sociologiques de l'école en France ont été marquées dans les années 60-70 par la mise en évidence, à l'appui de statistiques, de la fonction de reproduction[7] des inégalités sociales entre générations via la production d'inégalités scolaires, démystifiant ainsi le discours ambiant sur "l'égalité des chances". Mais ces travaux considèrent l'école comme une « boîte noire » : ils n'expliquent pas comment s'opère cette reproduction dans les situations d'enseignement et d'apprentissage. Car s'ils insistent sur la conflictualité sociale en tant que domination qui se joue au travers de la violence symbolique et de l'inégale légitimité pour l'École des façons de faire, de parler... propres à chaque groupe social, ils minorent la fonction scolaire d'instruction, y compris dans l'inégale appropriation de savoirs. Dans les années 80, l'ouverture de cette boîte noire en sociologie et en sciences de l'éducation s'est réalisée par une attention aux interactions, aux phénomènes d'étiquetage... parmi ces travaux, ceux qui ont cherché à expliquer la construction des inégalités scolaires[8] n'ont donc pas étudié davantage ce qui se joue entre l'élève et les savoirs.
C'est justement à partir de postures intellectuelles des élèves, de leurs « rapports aux savoirs »[9], en partie différents selon leur origine sociale, que l'Équipe ESCOL a étudié à la construction d'inégalités scolaires. Ce travail s'est rapidement élargi[10] à la compréhension de ce qui se construit comme inégalités dans les façons de faire, les formes scolaires qui sont propres à chaque discipline enseignée ou qui sont communes à certaines disciplines, mais le plus souvent pour des disciplines "littéraires"[11]. Ces travaux s'inscrivent dans la logique selon laquelle, si tout ne peut pas être explicite dans l'enseignement, la multiplication de zones d'implicite[12], de pédagogie invisible[13], dans les formes scolaires, contribue aux inégalités en pénalisant ceux qui n'ont pas les pré-requis aux apprentissages scolaires et en fonctionnant pour les autres comme des "délits d'initiés". On définit ainsi la participation de l'École à la conflictualité sociale par le fait qu'elle a de plus en plus pour fonction de répartir des individus dans la hiérarchie sociale, via la sélection scolaire qui repose avant tout sur une inégalité d'appropriation de savoirs.
La thèse ici présentée s'inscrit dans cette perspective. Elle s'articule autour de l'idée de confrontation. D'abord l'École confronte les élèves à des savoirs, à des façons de faire, à des usages langagiers, à des personnes occupant des fonctions institutionnelles... autant d'objets de confrontation. Mais ensuite, les élèves se confrontent à l'École sur différentes registres (cognitif, social...) et de différentes manières, découlant de ce que les enfants ont pré-construit hors de l'École, et de ce que celle-ci encourage ou laisse possible. Par conséquent, l'objectif est d'essayer de comprendre comment les inégalités se co-construisent entre les élèves et l'École, dans les situations d'apprentissage. L'École est donc conçue comme à la fois comme institution traversée par et participant à la conflictualité sociale, même si c'est de façon masquée, et comme une institution d'éducation, de transmission de savoirs comme de façons de faire et de comportements : l'école ne peut être réduite à une seule de ces dimensions.
L'étude des formes scolaires d'apprentissage auxquelles l'École confronte les élèves n'est pas en apesanteur sociale : ces situations sont considérées comme contextualisées à 3 niveaux.
Les élèves se confrontent à des situations scolaires qui sont tout d'abord contextualisées institutionnellement[14]. En effet, les savoirs enseignés, leur organisation en discipline, les postures intellectuelles nécessaires à leur apprentissage, les méthodes pédagogiques à la mode, la façon de se comporter et de parler en tant que professeur ou élève... sont autant d'objets de confrontation définis plus ou moins formellement par l'institution, que ce soit par des textes officiels ou des façons de faire dominantes (dans les établissements, en formation d'enseignants ou dans les outils pédagogiques...). Ces savoirs, ces objets culturels, ces façons de faire, ont un caractère de nouveauté pour tous les élèves (c'est la fonction d'instruction de l'École). L'appropriation de ces nouveautés institutionnellement définies suppose une mise au travail de la part de l'École sur ces objets d'enseignement. Et si dans cette mise au travail tout ne peut pas être explicite, pour qu'il y ait apprentissage, pour que l'École enseigne à tous ce qui est indispensable à chacun pour s'approprier les savoirs qu'elle enseigne, on peut penser nécessaire que l'élève identifie ce sur quoi porte la mise au travail.
Une première piste de construction des inégalités réside donc dans la compréhension inégale de ce sur quoi porte le travail scolaire, ce qui est à apprendre quand l'École ne crée pas les conditions d'une mise au travail : les mises en formes scolaires des objets de confrontation à l'École (usages langagiers, savoirs, postures intellectuelles...) sont souvent proches des formes sociales courantes dans les milieux sociaux dominants, dans les familles où le capital culturel[15] est élevé. Si pour tous les élèves les objets de confrontation dans l'École ont comme on vient de le voir un caractère de nouveauté, celui-ci est plus ou moins important selon les classes sociales dont proviennent les élèves. Pour les élèves de milieux populaires, cette "nouveauté" est bien plus grande que dans les familles scolarisées depuis plusieurs générations où les enfants sont éduqués dans leur famille comme des élèves, tout au moins en y étant familiarisés avec des modes de scolarisation scolaire[16] (façon de parler, attention au détail, entraînement à la généralisation à partir des exemples et des anecdotes traités...). Et les situations scolaires ne peuvent échapper (même si elles ne s'y réduisent pas) à la conflictualité sociale : par exemple, l'homogénéisation sociale de chaque zone d'habitat homogénéise la population de chaque établissement scolaire, avec des différences croissantes de populations entre établissements, renforcées par les phénomènes "d'évitement" et de concurrence. Les situations scolaires sont donc également contextualisées de façon socio-historique. La confrontation des élèves de milieux populaires à l'École se fait donc également sur le mode de la mise en conflit : elle participe à mettre ces élèves en position de dominés dans l'École. Des recherches ont montré que lorsque les élèves issus de milieux dominés interprètent leur confrontation à l'École comme une mise en conflit, ils peuvent, face aux apprentissages scolaires qu'ils associent au monde des dominants, développer des "résistances"[17], opposer une contre-légitimité[18] populaire. Des travaux récents montrent que les élèves de milieux populaires importent des pratiques sociales non-scolaires[19] en classe qui relèvent de la non-reconnaissance récurrente de la légitimité de l'École et de l'autorité des enseignants, des comportements exigés au regard des nécessités du travail scolaire. Mais ici, l'expression de cette illégitimité de l'École pour les élèves traduit la non-conscience de la confrontation à une altérité sociale. Par exemple, des élèves interprètent leur conflit avec certains enseignants comme étant soit "personnel" soit comme se réduisant à l'altérité des groupes (générationnels, culturels, ethniques, sociaux) essentialisés : chacun appartient à un monde différent, les rapports sociaux conflictuels ne sont pas perçus, l'élève veut simplement qu'on ne lui impose pas d'autres valeurs qui lui sont étrangères. Mais dans les deux cas, ces réponses à la mise en conflit participent à la rupture entre les élèves et l'École : en réduisant la scolarité à la confrontation avec une différence sociale que l'élève n'envisage pas de s'approprier, elles contribuent aux résistances à l'apprentissage, donc à la production d'inégalités.
Enfin, chaque situation scolaire doit être analysée au regard de son contexte singulier[20], qui tient aux personnalités en présence, à la façon de faire propre à chaque enseignant (choix personnels, convictions, habitudes...), aux circonstances de l'environnement local. Les élèves sont mis en présence de ces caractéristiques singulières : elles ne sont pas l'objet d'une mise au travail des élèves, pas plus qu'elles ne sont porteuses de la mise en conflit socialement situé. L'idée est que dans la confrontation à l'École, les domaines d'implicite peuvent ne pas permettre (aux élèves qui ne sont pas familiers des évidences scolaires) de comprendre ce quoi l'École les met au travail, sur quoi elle les met en conflit et dont elle les met en présence.
Cette opacité relève en particulier de la stratification des objets de confrontation. Celle-ci tient à la façon dont l'École a évolué. La création de la scolarité unique, l'accès des enfants de familles populaires aux études longues, se sont réalisés essentiellement dans une logique d'ouverture des portes du secondaire, sans que les conditions de l'appropriation des savoirs par tous les élèves aient fait l'objet d'une réflexion de la part de l'institution. Cela a plusieurs incidences en termes de stratification.
Premièrement, une stratification inter-degrés. Des auteurs ont insisté sur le fait que le collège fonctionne avec pour modèle le "lycée d'excellence" (et même le lycée au recrutement socialement élitiste d'autrefois), voire la préparation à l'agrégation[21]. Mais plus généralement, c'est chaque degré du système scolaire qui est "travaillé par l'aval" : l'école primaire a vu ses façons de faire interrogées par sa nouvelle fonction de préparation à l'enseignement secondaire, tout comme l'école maternelle pour préparer à des scolarités longues ; le lycée lui-même est influencé par le fait que ses élèves se préparent massivement à des études universitaires. En restant au primaire et collège, l'influence de l'aval se traduit par l'introduction à l'école élémentaire de savoirs, de type de raisonnements sollicités... qui anticipent sur ceux auxquels les élèves seront confrontés dans la suite de leur cursus. Mais inversement, chaque degré du système scolaire est "travaillé par l'amont" : les pédagogies du jeu, de la découverte, le tutoiement... autant de formes que les élèves ont connu en maternelle qui sont pour partie intégrées au primaire. De même, le collège a également intégré des façons de faire "primarisées"[22]. Autrement dit, à chaque degré, les élèves sont confrontés à une pluralité d'objets et de formes scolaires dont l'introduction en strates successives donne un tout hétérogène plutôt qu'un ensemble progressif et pensé dans la cohérence. Car la massification a été davantage "tolérée" que pensée par les décideurs comme moyen de démocratisation dans l'appropriation des savoirs. Notamment, du fait des missions nouvelles et multiples confiées par la société à l'École, le niveau des exigences d'enseignement "pour tous" n'a cessé de croître, avec des savoirs inspirés par l'aval, de plus en plus "conceptuels"[23], requerrant non plus de retenir mais de construire soi-même des notions, des principes de classement. Mais ils cohabitent avec des méthodes qui soit anticipent sur l'aval, soit découlent de l'amont, d'où certains hiatus, des malentendus socio-cognitifs plus fréquents (cf. plus loin).
Deuxièmement, une stratification ancien / moderne. Cohabitent également des formes héritées de l'ancienne école communale et de l'ancien élitiste d'une part, et d'autre part des formes introduites : par les mouvements pédagogiques ; du fait de l'influence des savoirs savants ; par les didactiques disciplinaires ; du fait des évolutions des valeurs dominantes. Par exemple, se sont développées, dans les modes de relation pédagogique et dans les pratiques d'enseignement, des pratiques moins « formelles »[24] qui exhibent moins le caractère "formaliste" mais en même temps considèrent comme un pré-requis, puisque non enseigné, la "disposition" des élèves à formaliser eux-mêmes un savoir présenté de façon induite et peu formalisée. Dans des classes ordinaires[25], il est ainsi devenu "évident" que les savoirs ne doivent plus être délivrés par le professeur : il doit mettre en place un cadre de travail, des prescriptions de tâches d'un niveau "premier" qui mettent en présence l'élève avec les savoirs sans les désigner explicitement pour que l'élève les identifie et les construise lui-même, en les "réinventant"[26], en "secondarisant"[27] la tâche (en la traitant à un niveau second où elle concourt à l'appropriation de savoir). Il s'agit de "pédagogies invisibles"[28] : ce qui est privilégié ce ne sont pas les savoirs désignés par l'enseignant comme objets d'apprentissage, la transmission des techniques concrètes permettant l'appropriation, mais l'activité de l'élève qui doit identifier lui-même dans l'expérience, la tâche, l'apprentissage suggéré de façon implicite. Mais la façon dont ceci est mis en œuvre par des non-spécialistes que sont les enseignants ordinaires repose souvent sur des pré-requis : ces situations peuvent semer le trouble sur ce qui devrait réellement faire l'objet d'une mise au travail, alors que les élèves sont seulement mis en présence, avec des mélanges hasardeux entre des démarches inductives et d'autres très magistrales par exemple. D'où des démarches "modernistes" pouvant produire, malgré les bonnes volontés, autant d'inégalités (mais pas forcément plus) que les "traditionnelles". Et le débat politico-institutionnel qui se focalise sur la dichotomie entre conservateurs et innovateurs, évacue la question de la nécessaire évolution des formes scolaires, mais que cette évolution doit être mise à l'épreuve des conditions d'appropriation effective par tous les élèves dans le cadre de la scolarité unique.
Troisièmement, une stratification enseignement pour tous / enseignement adapté. Avec l'accès de tous les élèves à l'enseignement secondaire, de nouveaux publics scolaires sont confrontés à une nouvelle École. Mais pour les décideurs, cet accès se traduit moins par une réflexion visant à transmettre à chaque élève ce qui est exigé de tous[29] (quitte à ce que les enfants de familles cultivées "révisent"), qu'à calquer la norme d'enseignement sur les évidences des classes dominantes. Donc, plutôt que de repenser la norme de ce à quoi on confronte les élèves dans l'École en évitant de supposer des pré-requis, plutôt que de penser que les évidences des classes dominantes ne sont pas nécessairement partagées et nécessitent une mise au travail pour permettre une acculturation, quand des difficultés se présentent plus spécifiquement avec les élèves de milieux populaires, c'est interprété comme un "handicap socio-culturel". Dans la même classe, vont donc cohabiter des formes d'enseignement "pour tous" (qui se font dans toutes les écoles) et d'autres, particularistes, dans une logique d'adaptation aux supposées "caractéristiques" des "handicapés", et qui ne sont en fait que la manifestation du non-partage de ce que l'École considère comme des évidences. De plus, pour ne pas décourager l'élève, les enseignants s'adaptent souvent en masquant les difficultés d'apprentissage le plus longtemps possible, ce qui paradoxalement contribue à produire un effet de leurre : l'élève reste mobilisé sur le travail scolaire, mais sans s'apercevoir de ses difficultés à s'approprier les modes scolaires de raisonnement qui lui sont inconnus.
Les travaux de l'équipe ESCOL sur les rapports aux savoirs des élèves identifiaient une dimension épistémique et une dimension identitaire de ce rapport au savoir à la fois singulier et socialement situé[30]. Outre leur identification, une première évolution des travaux de l'équipe[31] avait commencé à étudier les interférences entre ces deux dimensions. Partant de là, un des enjeux de la thèse était de dépasser la construction d'objet en termes de rapports aux savoirs pour mieux analyser ce qui se construit dans l'activité d'apprentissage, non seulement sur différents registres de la confrontation des élèves à l'École, mais également sur ce qui se joue "entre" les différents registres, dans leur interaction. Si cette construction théorique "découpe" ce qui est intimement mêlé dans les situations analysées, c'est pour essayer de mieux comprendre comment s'agencent différentes dimensions de la confrontation. Plutôt que de présenter préalablement de façon théorique chacun de ces registres, je vais les présenter successivement en donnant en même temps à voir certains exemples des analyses que permet d'élaborer ce cadre théorique. Après avoir vu ce qui se construit comme "difficultés" sur chacun des registres, on pourra ensuite aborder ce qui se joue entre les différents registres.
La recherche vise à déconstruire ce que l'École désigne comme "grande difficulté scolaire" ou "élève en voie de déscolarisation", en le retraduisant en termes de construction d'inégalités sociales de réussite scolaire. Des recherches précédentes avaient montré que les élèves désignés comme les plus en difficulté au collège décrivaient pas leur scolarité primaire comme "sans problèmes" : ceux-ci seraient survenus ensuite. Or, dans leurs dossiers scolaires, si les instituteurs ne signalent pas de rupture de la relation pédagogique, des déficits d'acquisition sont déjà bien présents[32]. Autrement dit, il pouvait y avoir décrochage cognitif non-conscient avant la manifestation d'un décrochage de la relation pédagogique[33]. Des élèves peuvent donc rencontrer des difficultés sur un registre de la confrontation à l'École sans que cela n'entraîne des ruptures sur d'autres registres, et même sans que l'élève vive l'ensemble de sa scolarité comme difficulté. La question de recherche se résume et se décline donc ainsi : comment les inégalités se construisent, dans des situations scolaires contextualisées, sur chacun des registres de la confrontation des élèves de milieux populaires à l'École et entre ces différents registres ? comment des "difficultés" peuvent se construire sur un registre tout en passant provisoirement inaperçues aux élèves, voire aux enseignants ?
La recherche est donc de nature qualitative. Il s'agit de comprendre ce que font les élèves dans les situations scolaires, d'apprentissage, et l'interprétation qu'ils font de ces situations de confrontation à l'École. Mais cette interprétation, au regard de notre cadre théorique doit se faire en analysant conjointement ce à quoi l'École confronte les élèves, qu'il s'agisse des objets de confrontation, de leur stratification ou de la façon dont l'École confronte les élèves à ces objets, en termes de mise au travail, en présence ou en conflit. Nous avons donc procédé par observation, recueil de productions scolaires des élèves, et par entretiens semi-directifs visant à faire expliciter à l'élève son "vécu" scolaire passé en présent, et surtout son interprétation des situations d'apprentissage observées. Pour comprendre ce qui pouvait être déjà là comme difficulté sans que l'élève en soit conscient, un groupe d'enfants a été suivi pendant près de deux ans (le dernier trimestre de CM2, l'année entière de 6ème et le trimestre suivant). Le changement de cycle, donc d'exigences scolaires, était ainsi susceptible de venir "dévoiler" des difficultés antérieures non conscientisées et pouvait donc être une source de déclenchement de processus désignés scolairement comme "difficulté". De plus, les travaux antérieurs sur les élèves de classes-relais[34] montraient que les ruptures scolaires tonitruantes en 4ème et 3ème étaient le résultat d'un processus de décrochage progressif que les élèves désignaient souvent comme débutant à l'entrée au collège (même si l'on a vu que des difficultés cognitives étaient présentes dès le primaire).
Les analyses se basent donc sur des corpus variés (entretiens, observations, productions écrites d'élèves, documents institutionnels), recueillis dans un quartier populaire de la capitale : notre intérêt porte sur la différenciation sociale à l'École. Les élèves suivis vivent donc souvent dans des conditions de grande précarité. Les deux écoles primaires retenues sont implantées dans ce quartier, et accueillent une population socialement homogène. Par ailleurs, notre objet étant la construction des "difficultés" d'apprentissage, cela induit une construction de terrain pour "trouver" des écoliers étant de potentiels collégiens "décrocheurs". Les élèves des établissements retenus sont parmi ceux qui ont les plus mauvais résultats de l'Académie aux évaluations d'entrée en 6ème. Dans ces écoles, le "climat" est plutôt bon, malgré des cas "d'élèves difficiles" ; les élèves n'y sont pas "décrochés". Parmi les élèves suivis dans les 4 classes de CM2, il a été possible d'en suivre 19 dans les 3 collèges du quartier. N'ont été retenus que les élèves qui, pour être de "potentiels décrocheurs"en 6ème, ne relevaient pas de l'A.I.S[35], question non négligeable mais d'un autre registre. Il faut préciser que les analyses suivantes portent sur les élèves qui ont fini par "décrocher de l'intérieur" au cours de la période de suivi, et sur les "effets de cumul" qui y ont participé. Le propos se centre donc sur ce qui, dans la confrontation des élèves (et de ce qu'ils sont du point de vue social) à l'École, a contribué à la construction d'inégalités. Tout ce en quoi les enseignants et l'École essaient de "raccrocher" les élèves (et/ou y arrivent pour d'autres) sera donc laissé de côté, mais cela ne veut pas dire que nous l'ignorions.
Les travaux précédents d'ESCOL ont mis en évidence des malentendus socio-cognitifs[37] : souvent, les élèves de milieux populaires croient que le fait de travailler, de résoudre des tâches scolaires, est ce qu'on attend d'eux ; or, il y a différentes façons d'accomplir les mêmes tâches. En effet, les élèves les plus familiers des logiques scolaires savent, parce qu'ils l'ont appris hors de l'École, que ces tâches scolaires, si elles sont importantes, ne le sont que parce qu'elles constituent un moyen de construire un savoir, de le consolider ou d'évaluer son acquisition. Mais nombre d'élèves ne partagent pas ces évidences. Ils sont dans des logiques de conformation : ils cherchent, en "obéissant" étroitement à la consigne, à parvenir au résultat conforme de l'exercice, sans imaginer que ce qui est sollicité par l'École, c'est que cette résolution de tâche soit l'occasion de mobiliser une posture intellectuelle de construction de savoir, de mise en lien de la tâche avec des exercices précédents et des leçons formalisées, de décontextualiser / recontextualisre dans différentes tâches le savoir abordé, etc... Mais le malentendu n'est pas que du côté de l'élève. L'École (les enseignant, les programmes, les façons de faire dominantes, les manuels...) à laquelle il se confronte suscite elle-aussi le malentendu. Les enseignants, en voyant s'activer l'élève sur des tâches premières, pensent que la tâche prescrite ne peut que conduire l'apprenant à mettre en œuvre la posture intellectuelle sollicitée, secondarisée[38]. Ils n'imaginent pas qu'il puisse être dans des logiques de conformation : appliquer les consignes "au pied de la lettre", résoudre des tâches les unes après les autres sans se poser la question de la finalité de la série de tâches... Ces malentendus socio-cognitifs reposent sur des évidences différentes qui ne sont pas partagées.
Un élève peut arriver à résoudre des tâches sans pour autant comprendre. Par exemple, dans une classe, l'enseignante vise à consolider l'acquisition d'une notion au travers d'un exercice où il est demandé de distinguer pour chacune des phrases successives si l'adjectif est "épithète" ou "attribut". La réponse à la première phrase est donnée "collectivement" (c'est un "bon" élève que l'enseignante interroge, sûre de démarrer l'exercice sur de bonnes bases afin d'enrôler toute la classe dans la tâche). La réponse de l'élève est correcte : "épithète". L'enseignante enchaîne avec : "très bien, allez, on refait ensemble la deuxième phrase". Elle interroge cette foisun autre élève (pas un "bon"), qui répond "attribut". C'est une erreur. Avant de le lui signifier, l'institutrice lui demande pourquoi il lui semble qu'il s'agit d'un attribut. Il répond : "Parce qu'épithète on l'a déjà mis la phrase avant. à Et alors ? à Je croyais qu'on pouvait le mettre qu'une fois!" S'il avait répondu juste, le malentendu aurait très bien pu passer inaperçu. D'autant que ces élèves savent pousser leurs enseignants à simplifier, morceler les situations complexes en micro-tâches morcelées, ce à quoi sont enclins les professeurs quand ils « s'adaptent » aux élèves qui ne partagent pas les évidences de l'École. On retrouve là ce que des didacticiens des mathématiques ont mis en évidence[39]. Et en primaire, le morcellement est davantage possible car l'enseignant ayant affaire aux élèves toute la journée, peut s'arranger avec le temps. Et l'esprit du primaire s'accommode mieux de reformulations personnalisées... autant d'occasion à saisir pour l'élève de se faire souffler les mini-tâches morcelées qui lui permettront sans qu'il le sache d'éviter d'avoir à construire le savoir pour résoudre la situation. Ce n'est qu'au collège, avec une moindre disponibilité des enseignants, que le problème va apparaître, avec une succession de mauvaises notes.
Pour commencer, prenons un exemple hors de la classe, qui a été observé lors d'une séance d'accompagnement scolaire. Même si la situation est différente de la classe et si l'interlocuteur de l'élève n'est pas un enseignant mais un "animateur périscolaire", cet exemple permet d'illustrer comment certains élèves se mettent au travail dans une logique de conformation qui peut occulter les savoirs. Un enfant arrive à la séance du dispositif d'accompagnement scolaire avec, parmi ses devoirs, un problème de mathématiques. Pour résoudre celui-ci, il faut procéder en trois étapes : une multiplication, une addition et à nouveau une multiplication à partir des chiffres disponibles dans l'énoncé. Pendant le premier quart d'heure l'enfant développe de multiples stratégies envers l'animateur, espérant être aidé à se mettre en règle envers la commande : venir le lendemain en classe avec l'exercice accompli, le bon résultat. Mais ferme sur son discours, l'animateur répète qu'il n'est pas là pour faire les devoirs à sa place, invite l'élève à se remémorer les paroles de l'enseignant, la leçon. Ainsi, l'enfant en déduit-il qu'il doit y avoir un lien avec le cours de ce jour-là sur la révision des quatre opérations. Sur le champ, il annonce verbalement et successivement des combinaisons possibles entre les chiffres dont il dispose dans l'énoncé en essayant des "plus" des "moins", des "divisé par" ou des "multiplié par", essayant de deviner dans l'expression de son interlocuteur s'il s'agit à chaque fois d'une bonne ou d'une mauvaise réponse, finissant par en conclure qu'il faut procéder à plusieurs opérations successives. L'intervenant essaie de ramener la discussion à l'énoncé, à l'interrogation sur la pertinence d'utiliser telle ou telle opération... allant même, pour aider sans faire l'exercice, jusqu'à contextualiser les différentes opérations dans d'autres exemples. Mais de fil en aiguille, sans pour autant mettre en oeuvre la démarche intellectuelle nécessaire à l'acquisition ou la consolidation des connaissances (qui sont en fait le réel objectif du problème et non le chiffre qui en constitue le résultat), par des tests successifs, l'enfant finit par déduire à quelle succession d'opérations il doit procéder pour arriver à son but : le résultat. Quand l'animateur dit par exemple « tu dis ça au hasard ou tu as compris ? », l'élève sait qu'il tient un résultat intermédiaire. Et quand l'animateur dit « mais enfin, réfléchis un peu au lieu de dire des choses au hasard », il sait qu'il lui faut essayer autre chose. Et cet élève a quitté la séance du dispositif en ayant "compris" ce qu'il avait à faire dans le sens où lui l'entend, c'est à dire à identifier les différentes sous-tâches qu'il doit réaliser, sans pour autant avoir "compris" ce qu'on lui demandait en fait. Cet exemple est valable pour toutes les disciplines observées.
Prenons un exemple significatif (récurrent dans différentes classes, différentes disciplines[40]). En sixième, dans un cours de S.V.T sur la catégorisation des espèces animales entre vertébrés et invertébrés, les élèves sont confrontés à plusieurs séances où l'enseignant montre des diapositives de différentes espèces. Au fur et à mesure, les élèves doivent inscrire sur une feuille chacune de ces espèces en la classant dans un tableau à deux colonnes (vertébré / invertébré). Ce que vise cette forme scolaire, ce n'est pas que les élèves retiennent par cœur la définition de "vertébré" et "invertébré", ni le fait que telle espèce est vertébrée (type d'exigences limitées de l'ancienne école primaire qui ne préparait pas au collège). Les élèves doivent plutôt construire eux-mêmes le principe générique de classement pour pouvoir maîtriser l'activité de distinction des espèces en décontextualisant / recontextualisant les différents exemples d'espèces qui leur seront présentés. Cette forme scolaire présuppose que soit acquis un certain nombre de dispositions non disciplinaires que le collège ne transmet pas, pas plus que l'école élémentaire. D'abord, la maîtrise d'un tel tableau comparatif n'est pas un savoir disciplinaire, ne fait pas l'objet d'une transmission explicite. C'est pourtant la tâche "visible" que les élèves doivent exécuter pour se saisir de l'activité "invisible" de classement. Ensuite, plutôt que l'École expose les savoirs à retenir, elle sollicite de l'élève qu'il les "construise" lui-même. Mais elle n'enseigne pas la " disposition" à mettre en œuvre une procédure cognitive réflexive vis-à-vis de sa propre activité, où il doit se demander quel est le but implicite visé par les tâches que l'enseignant prescrit. Il s'agit là d'une forme qui pré-requiert cette posture, la considère comme également transmise dans les familles.
En effet, la finalité même de la séance pédagogique n'est pas seulement le "savoir" du caractère vertébré ou invertébré de tel animal particulier. Celui-ci est visible dans le "tableau de synthèse" et mémorisable. La finalité (savoir classer à partir des caractéristiques) est invisible, l'élève doit la déduire tout seul (la "construire") alors qu'il n'est pas explicitement mis au travail sur celle-ci mais seulement mis en présence, induite. Cette activité cognitive est "évidente" pour l'École quand elle met l'élève dans des situations où l'on effectue à plusieurs reprises cette classification devant lui. Mais les élèves suivis voient la situation comme une mise au travail sur des tâches auxquelles ils doivent se confronter : retenir que le chat est un vertébré, sans imaginer qu'ils sont mis en présence d'un autre savoir qui est l'enjeu véritable de la séance, c'est-à-dire la posture intellectuelle consistant à comparer les critères de définition d'un vertébré avec les caractéristiques observables chez l'animal spécifique "chat". Mais pour l'enseignant, il est évident que la mise en présence induite par la situation didactique "suffit" à l'apprentissage. Ainsi cette démarche inductive dure-t-elle relativement longtemps, avec beaucoup d'explications orales. Mais les élèves, dans le bain de ce flot de paroles, n'ont pas les critères qui leur permettraient de distinguer ce qui est une phrase orale anecdotique, circonstancielle, ce qui relève de l'organisation de la tâche (par exemple un reproche fait à un élève car les lignes son tableau sont tracées à main levée) et ce qui relève de la volonté de désignation du passage de l'exemple à la généralité. Et les entretiens révèlent que les élèves suivis ne soupçonnent pas que dans ces échanges oraux, dans ce cours dialogué qui résulte des démarches inductives, il y ait un enjeu de savoir, qu'on puisse y "apprendre" au sens de construire une connaissance. Pour eux, comme dans les milieux populaires, on sait ou on ignore de façon binaire. Et ces formes d'enseignement les entretiennent dans cette conceptions : ils croient que les élèves qui donnent des bonnes réponses savaient auparavant si tel animal particulier est vertébré ou invertébré. Donc, quand ils ne connaissent pas la réponse, ils pensent que leur travail est de jouer aux devinettes : ils ne saisissent pas dans les explications orales de l'enseignant ce en quoi il essaie de faire le lien entre l'exemple et la généralité. Or, pour l'enseignant, c'est l'objet d'une évidence ; donc, dans les classes observées, alors que les élèves ont passé beaucoup de temps dans cette phase essentiellement orale, les moments de "formalisation" écrite sont assez vite expédiés, je vais y revenir. Les élèves ne possèdent finalement que deux outils pour réviser le contrôle : 1) des définitions dont l'enseignant a répété qu'il était moins important de les apprendre par cœur que de les avoir "comprises" (terme flou qui pour lui signifie la capacité à mettre en œuvre la compétence à classer selon les critères des définitions mais qui est totalement imperméable pour les élèves suivis) ; 2) un tableau de synthèse qui regroupe les exemples vus en cours.
Et pour vérifier que les élèves ont "compris" et non pas "retenu", le contrôle doit forcément porter en majorité sur des exemples d'animaux que les élèves n'ont pas abordé en cours. Les élèves suivis, à l'instar de Bassekou, sont désemparés :
« C'est pour ça... et au début... elle nous dit de compléter un tableau, et avant de le compléter, elle nous dit les prénoms des animaux et tout ça, pour voir si ils ont des os, ils sont invertébrés... invertébrés et tout ça. Ben après y'a des... y'a... y'a plein de... on est en train de parler et tout ça, ben après... après elle arrête les diapositives, après on lui demande ça veut dire quoi un seiche [chaque fois qu'il le prononce, c'est quasiment "cheiche" qu'il dit] j'sais pas quoi là... [Question : Une seiche ?] Ouais. Après elle nous explique pas, bon après moi j'ai rien mis, j'ai rien mis, sur le truc, le tableau de la seiche parce que j'savais pas ce que c'était. [...] Non, qu'est-ce que c'est comme... , elle nous l'a pas montré, parce qu'on sait pas, pour voir s'il... s'il a des os ou il en a pas. [Question : D'accord, pour voir si il a des os...] Ou il a des arrêtes, peut-être si c'est un poisson. [...] Y'avait des abeilles tout ça, ils ont pas... ils sont invertébrés tout ça... Y'avait la grenouille mais ça je comprenais pas. Je crois c'est heu... inverté... invertébrée ? mais ça j'ai pas compris. [Question : Pourquoi ?] Parce que, j'sais pas si c'est invertébrés ou vertébrés... on l'avait pas vu »
Ce qu'il dit ne pas avoir "compris", ce sont les exemples qui n'ont pas été "vus" en cours. Les quelques points qu'il obtient au contrôle sont : 1) deux animaux qui ont été abordés comme exemple en classe (avec une définition incomplète et approximative sur le fait d'avoir ou pas des os...) ; 2) le "chien" et la "limace" d'autre part. Mais pour ces derniers, les bonnes réponses correspondent à des conceptions peu orthodoxes : la limace, c'est pour lui « un escargot sans coquille » donc il la classe comme l'escargot qu'il a vu en cours ; et le chien, c'est comme le chat (celui-ci a été vu en cours) puisque pour l'élève « ils vivent dans la maison tous les deux, et il ont des os tous les deux ». Et encore, tous les élèves ne font pas ce lien entre chien et chat, même pour de mauvaises raisons comme le fait Bassekou. Pour le reste, Bassekou et les élèves qui lui ressemblent se sentent victimes d'une injustice : dans leur logique, ils ont travaillé en se conformant, en cherchant à pouvoir reproduire le modèle qu'ils avaient à disposition, c'est-à-dire le tableau de synthèse avec les exemples qu'il contenait. Cette injustice se traduit par le fait que l'interrogation porte massivement sur le cas d'espèces dont ils ne savent pas si elles sont vertébrées ou invertébrées : ils pensent que les élèves qui savent répondre ont appris hors de l'École si tel animal est vertébré ou pas, sans imaginer que la construction d'un « savoir-classer » puisse être l'enjeu du cours. Le sentiment d'injustice atteint son maximum avec le cas de la seiche, animal inconnu, il est donc inimaginable qu'ils puissent en plus savoir s'il s'agit d'un vertébré ou d'un invertébré.
Cette situation n'apparaît qu'à l'occasion du contrôle. Ce que des didacticiens ou des mouvements pédagogiques nomment "situation-problème" n'apparaît pas comme telle pendant le cours. Comment expliquer cela ? Les enseignants pensent que les situations qu'ils considèrent être de telles "situations-problèmes" pendant le cours doivent « suffire » pour que le savoir soit construit. Mais cela conduit à ce que l'élève soit confronté aux savoirs essentiellement dans une mise en présence et non pas dans une mise au travail, explicite, sur le véritable enjeu de la séance. Devant la difficulté d'un élève a être spontanément dans le partage des évidences de l'École, cela conduit les enseignants[41] à ne pas interroger ces façons de faire, qui sont modélisées pour tous les élèves à partir des évidences des classes sociales dominantes, mais à considérer que la difficulté vient de l'élève et de son supposé handicap socio-culturel. Partant de là, ils cèdent plus facilement à la tentation de procéder autrement, et d'accepter de jouer le jeu auquel les invitent spontanément et inconsciemment ces élèves : fractionner la tâche complexe (la situation-problème) en micro-tâches morcelées que les élèves peuvent accomplir avec des logiques de conformation, comme vu précédemment.
Mais du coup, les « situations-problèmes » pendant le cours n'en sont pas vraiment : les élèves ne rencontrent pas une difficulté explicitement désignée comme étant normale, et ne pouvant pas être résolue par l'application de ce qui est déjà su. (Pour ces élèves, malgré plusieurs années de scolarité, l'idée que l'enseignant puisse leur demander de mobiliser quelque chose qu'ils ne "savent" pas déjà est inimaginable.) La véritable "situation-problème" se pose donc lors du contrôle, avec la tension supplémentaire de la note. Car alors, l'enseignant n'apporte plus l'aide permettant ce fractionnement des tâches, c'est-à-dire ce que l'élève considère « juste » comme une explication de la consigne pour comprendre ce qu'il y a à faire. Ainsi Bassekou se plaint-il après le contrôle S.V.T dont il vient d'être question : « Quand on a envie de parler on doit lever la main et quand y'a, le dernier contrôle, on lui pose des questions pour lui dire des mots qu'on comprend pas, elle dit non, tout ça. à Et pourquoi elle dit non ? à C'est un contrôle. [...] Ben, c'est nous qu'on doit le faire. »
Mais le fractionnement des tâches n'est pas la seule raison. La stratification des formes d'enseignement en est une autre. La classe entière est mise en présence du savoir, induit, pendant l'essentiel de la durée de la séance, phase de "découverte" qui se passe plutôt bien généralement avec les élèves "les moins bons". Mais l'enjeu principal du cours réside dans le "passage" entre les exemples et la généralité, la règle, qui doit être formalisée. Or, pour que ce principe pédagogique fonctionne, chaque élève doit accomplir ce chemin. Mais en classe, si tous les élèves ont accompli des tâches, devant les difficultés à ce que chacun accomplisse ce "passage", cette construction de savoir, le plus souvent, le moment de formalisation collective se fait par l'interrogation des "bons élèves". D'ailleurs, les autres sont en général en retard sur l'accomplissement des tâches, ce qui constitue une bonne raison pour qu'ils ne soient pas interrogés. Autrement dit, on a affaire à des formes scolaires stratifiées qui font interférence. D'un côté la méthode inductive n'a de sens que si on vérifie que chaque élève passe de l'expérience, de la situation où le savoir est induit, à son identification formalisée et à son appropriation. Cette phase "pour tous" est déjà concurrencée par des formes "adaptée" envers les élèves vus comme les plus en difficulté ou qui demandent de l'aide au professeur. Et dans la phase suivante, la forme "pédagogie active" est rendue incohérente par le fait qu'elle est mélangée avec un moment précipité de formalisation collective où l'on fait dire oralement aux bons élèves ce dont l'enseignant a besoin pour écrire au tableau, "à l'ancienne", le savoir officialisé, magistralisé. Du coup, d'un côté, l'intérêt des anciennes formes (qui inscrivaient explicitement dès le début de l'activité des élèves celle-ci dans l'objectif de s'approprier le savoir annoncé) disparaît. En même temps, l'intérêt des formes nouvelles disparaît aussi : rien n'est véritablement construit par les élèves les moins familiers des évidences scolaires. La phase de mise en présence préserver en apparence la mise en œuvre de la méthode constructiviste, mais ne sert qu'aux bons élèves à construire le savoir. C'est ainsi qu'il nous semble que la stratification des formes scolaires, leur empilement non pensé par l'institution, est source de malentendus socio-cognitifs.
Pour montrer à quel point cet exemple n'est pas isolé, prenons-en un autre, exactement le même dans une autre discipline, français. En 6ème (des exemples similaires existent en CM2), l'enseignant mène une séquence de travail sur les contes de fées, comme c'est prévu par le programme d'enseigner les « lois d'un genre » d'œuvre (la plupart des professeurs prennent cet exemple du conte). Au cours des semaines où ce travail se déroule, les élèves lisent différents contes. Au fur et à mesure de chaque lecture, le professeur fait inscrire dans un "tableau de synthèse", en faisant ranger les éléments identifiés lors de la lecture dans les colonnes : "situation initiale", "quête", "héros", etc.[42] Au-delà de la tâche "première" de classement des éléments d'un conte particulier, l'objectif scolaire est d'induire une activité "secondarisée" de classement, afin de faire maîtriser les lois du genre, les éléments "structurants" du conte (les titres des colonnes du tableau). Or, les élèves suivis ne perçoivent que la tâche "visible" consistant à recopier et/ou mémoriser quel élément particulier identifié dans l'histoire est à ranger dans telle colonne du tableau pour se conformer à la commande du professeur. Ils n'identifient pas l'activité "invisible" de secondarisation de la tâche de classement, visant à faire "construire" les critères de distinction entre les catégories génériques des éléments structurant du conte, à identifier les lois de ce genre littéraire spécifique qu'ils retrouveront dans toutes leurs lectures de contes.
Focalisés sur la tâche prescrite, ces élèves ne font pas le lien avec les explications généralisantes (orales) de l'enseignant. De leur côté, le malentendu porte sur l'évidence qu'on sollicite l'exécution des tâches visibles. Du côté des enseignants, le malentendu réside sur l'évidence selon laquelle l'engagement dans la tâche préalable doit "suffire" à construire les savoirs, à secondariser cette tâche.
Dans la classe de Bassekou, plusieurs contes ont donc été étudiés en classe, dont certains sont tirés des "mille-et-une nuits", choix de l'enseignant dans une logique d'adaptation, pensant intéresser davantage les élèves avec un objet de confrontation qu'il pense être plus proche de leur supposée"culture d'origine". Dans l'un de ces contes apparaît un personnage, "le prince", qui est le héros. Lors du contrôle, pour vérifier que les élèves ont acquis cette disposition à repérer les éléments structurant la loi du genre "conte", les élèves ont affaire à une histoire qui leur est inconnue, courte, à partir de laquelle ils doivent remplir le même type de tableau que celui effectué en cours. Première difficulté : Bassekou est tout aussi surpris qu'en S.V.T d'être ainsi interrogé sur quelque chose qu'il pense ne pas avoir étudié. Comble de malchance, dans ce nouveau conte figure un personnage qui est un prince, mais qui cette fois-ci n'est pas le "héros" mais un "méchant". L'extrait d'entretien a lieu "à chaud" à la sortie du contrôle, Bassekou ne sait pas encore que la seule réponse qu'il croit avoir juste est fausse... :
« Le prince... bon le prince, on l'avait vu en classe, même si c'est pas la même histoire on l'a vu, le prince, c'est dans le tableau des "héros" il faut l'écrire Monsieur D. il a dit. Mais après, les autres, on les avait pas vus, moi "la quête" j'sais pas c'est quoi, "la quête", ça c'est pas le même. Quand on l'a vu, c'est facile, mais quand on l'a pas vu on peut pas savoir la réponse qu'elle est bonne. [à Question : Et à ton avis, les élèves qui ont su le faire, comment ils ont fait ?] Ben ils connaissaient, peut-être ils la connaissaient, l'histoire, peut-être ils savaient c'est quoi les réponses. [... à Question : Dans le conte que vous aviez vu en classe, avant le contrôle, comment tu avais su que le héros c'était le prince ?] C'est Monsieur D. C'est lui il a dit le prince c'est le héros. [ à Question : Mais pourquoi il a dit ça ?] [silence] J'sais pas, c'est lui le prof. C'est lui il dit les bonnes réponses. » Cette dernière remarque symbolise toute la logique de conformation : le travail de l'élève n'est pas pour lui de s'approprier des savoirs mais d'obéir à la volonté de l'enseignant, je vais y revenir.
Il ne faudrait pas retenir que seuls les séances mettant en œuvre des « tableaux de synthèse » produisent ces effets-là. Nous les avons pris pour montrer comment ces formes non disciplinaires pouvaient participer aux malentendus socio-cognitifs, mais ceux-ci adviennent dans de tout autres situations, et dans d'autres disciplines que celles qui ont été évoquées ici[43]. Par exemple, en 6ème, lors d'une séance de géographie, il s'agissait de s'approprier la notion de relief tout en apprenant à "faire une carte" au travers du cas particulier de la carte du relief d'un pays (mise en couleur différenciée par paliers d'altitudes, figuration d'une légende...). Pour ces élèves, il est évident que "faire une carte", c'est "faire la carte" : ils cherchent à partir du fond de carte donné à identifier et à coloriser chaque zone comme sur le modèle. Ils y arrivent grâce aux mini-consignes techniques que distille l'enseignante, parmi d'autres propos qui visent à décontextualiser la tâche, mais dont les élèves ne perçoivent pas l'importance et qu'ils ne retiennent pas. Et c'est avec cette posture "première" que les élèves suivis s'engagent dans la tâche, sérieusement : ils savent qu'au cours suivant il y aura un contrôle écrit où ils devront, dit l'enseignante, "faire une carte". Parmi les élèves que ceci va dérouter, Amidou, voulant être sérieux, passe beaucoup de temps chez lui et dans les associations d'aide aux devoirs à apprendre "la" carte, à l'apprendre "en soi" : mémoriser, savoir mettre en couleur l'emplacement de tel patatoïde ou trait (en fait un massif ou un fleuve), se trouvant à tel endroit de la page, décrivant telle courbe... On ne leur a pas appris à utiliser ces règles dans d'autres situations, si ce n'est par des accompagnements verbaux de la tâche conduite. Or, l'interrogation porte sur un autre fond de carte devant lequel Amidou ressent une injustice : ce n'est pas ce qu'il a révisé, ce n'est pas la même tâche. Pour l'élève, il est évident que ce qu'on attend de lui, c'est de se conformer aux exigences, d'appliquer les consignes "au pied de la lettre", et que cela suffit pour réussir. (D'ailleurs, dans l'Ecole d'autrefois, sur cette même leçon sur le relief, c'est ce qu'on lui aurait demandé de faire à reproduire le modèle de telle carte à ainsi que d'apprendre par cœur un texte sur "les pics abrupts de tel massif montagneux", sans que l'élève ait à faire forcément le rapprochement entre le discours pré-décontextualisé du texte et la vision d'un paysage, alors qu'aujourd'hui on commence par faire voir des photos pour induire la notion de relief). Pour l'enseignante, il est évident que la tâche de réalisation de telle carte, sur laquelle les élèves sont explicitement mis au travail, n'est pas un but en soi mais doit permettre d'apprendre une forme scolaire (la forme carte de géographie "en général") érigée en savoir, mais qui fait seulement l'objet d'une mise en présence, implicite ; de même le mode d'activité intellectuelle de secondarisation, est évident, est un pré-requis à l'entrée en 6ème. C'est seul (et a fortiori lors du contrôle qui va donner lieu à une note, d'où des tensions) que l'élève doit surmonter cette difficulté, la confrontation à cette évidence, relier la tâche effectuée et l'activité intellectuelle requise et donc le savoir attendu. Ce cas précis conduit à voir comment les dites "difficultés" se construisent sur différents registres et dans l'interaction de ceux-ci.
La logique de conformation que mettent en œuvre les élèves de milieux populaires relève aussi d'évidences au sens de valeurs socialement situées. La façon dont les élèves travaillent volontiers à l'École rejoint celle dont l'employeur demande à un ouvrier ou à un technicien de réaliser des produits finis "conformes" correspondant aux modèles, en respectant les procédures prévues dans les gammes de l'industrie. Plus généralement, les élèves de milieux populaires manifestent une haute opinion pour la valeur « travail », légitime dans leurs familles[44]. Cette valeur, qui se décline en obéissance, en conformité aux exigences formulées par les parents (dans les familles populaires, on dit aux élèves de "bien écouter le maître", de lui "obéir") entre en contradiction avec les valeurs qui sont aujourd'hui véhiculées par l'École. Contrairement à autrefois, le « travail » n'y a qu'une place secondaire. Dans l'École d'aujourd'hui, on valorise plutôt le modèle implicite de l'élève "brillant" : l'École devrait seulement jouer la fonction "d'abat-jour" pour canaliser dans des situations didactiques la lumière émanant de cette "brillance". Comme par hasard, ce modèle se trouve avoir toutes les caractéristiques de l'enfant des classes dominantes ou des catégories cultivées des salariés : ce qui fait juger un élève comme étant « brillant », c'est qu'il possède des pré-requis que l'École ne transmet pas ! Car ce qui est valorisé aujourd'hui, c'est l'épanouissement, l'apprentissage sans effort, sans contrainte, sans répétitivité : on préfère mettre les élèves en présence sous forme ludique. L'élève doit spontanément comprendre ce qu'on attend de lui : être spontanément curieux d'apprendre des savoirs dans les situations où le savoir est dissimulé par les logiques d'induction... [45]
"Étrangement", dans une discipline d'enseignement universitaire comme la médecine[46], où l'entrée est très sélective socialement et scolairement, les valeurs sont renversées : on demande aux étudiants d'appliquer des protocoles, d'hésiter le moins possible, de retenir par cœur... l'esprit "conservateur" ou tout au moins "traditionnel" de la discipline explique peut-être partiellement la permanence de l'encouragement par les enseignants et le type d'examen à ne pas trop chercher à comprendre mais à retenir, ingurgiter par cœur. Mais on peut aussi penser que le tri social étant déjà fait, il n'est plus aussi indispensable qu'à l'école unique de se distinguer, de valoriser des valeurs sociales seulement partagées par les classes dominantes.
Chez les enseignants, cela se traduit par de bonnes intentions mais qui reposent sur du fatalisme, voire de la condescendance, du renoncement : on laisse ainsi penser aux élèves que finalement, s'ils ne peuvent pas faire autre chose, ils ont raison de s'appliquer à "travailler", ce n'est valorisé que par défaut, que comme une adaptation faute de pouvoir fonctionner autrement. Ainsi des notes de compensation sont-elles souvent données en primaire aux élèves suivis, pour leur travail, même quand l'enseignant sait qu'ils n'ont pas acquis les notions en jeu. Cela arrive encore au collège, mais c'est plus rare : l'effet de leurre est dévoilé avec brutalité par la succession de "notes catastrophiques". Ou encore, c'est faute de pouvoir faire émerger une notion collectivement que dans certaines classes, on va quasiment reprocher aux élèves de contraindre l'enseignant à devoir "dicter un résumé à retenir par cœur".
Ainsi, dans les établissements scolaires de la recherche (certes choisis pour les résultats médiocres de leurs élèves) les élèves baignent-ils dans l'ensemble (mais pas systématiquement non plus) dans un discours où les techniques répétitives, la formalisation explicite, le travail systématique, sont présentés comme étant en concurrence avec des démarches permettant la construction de savoirs, l'épanouissement. On oppose ainsi dirons-nous le "technico-bébète" et "l'épanouissant-conceptualisant", au lieu de travailler à ce que les techniques, les tâches, soient valorisées comme moyen d'apprendre si l'on mobilise des postures de secondarisation. Les élèves se sentent ainsi souvent mis en conflit, dévalorisés dans ce qui leur semble légitime et dans ce qu'encouragent leurs parents.
Reprenons l'exemple d'Amidou et de la carte de géographie. Quand cet élève se plaint de ce que "la carte, c'est pas la même qu'on a apprise", l'enseignant, pour essayer de le rassurer, répond "si vous avez bien appris, il suffit que vous réfléchissiez un peu pour y arriver". Elle oppose là "réflexion" et "par cœur". Mais pour ces élèves, la réflexion, la pensée, le langage, sont comme « transparents »[47] : ils pensent ne pouvoir réfléchir que d'une seule façon, celle qui leur paraît évidente (à savoir se conformer, appliquer ce qu'ils croient avoir compris). Au delà du malentendu sur la nature de l'activité cognitive qui est à accomplir, se surajoute donc un jugement de valeur : leur travail n'est pas vraiment de la réflexion. L'enseignant ne donne pas à voir que le problème, c'est justement qu'il peut y avoir différentes façons de réfléchir, qui ne sont pas supérieures les unes aux autres "dans l'absolu", mais qui par contre ne se valent pas toutes pour parvenir à l'apprentissage que l'École sollicite. Comme ce changement de posture ne fait pas l'objet d'une mise au travail, mais seulement d'une mise en présence, Amidou, interprète cela comme une insulte, une mise en conflit sur ce registre des valeurs sociales, mais aussi, sur un autre registre, dont il va maintenant être question.
L'évolution des formes d'enseignement va de pair avec celle des modes de socialisation scolaire. Ici aussi, l'École fait comme s'il était "naturel" que les enfants s'inscrivent dans la scolarité en tant qu'élève, c'est-à-dire qu'ils se pensent et se comportent de la façon scolairement attendue (travail autonome, concentration, substitution des logiques de secondarisation aux logiques ordinaires de conformation, attention aux détails, obéissance non pas à une personne mais à des règles dépersonnalisées que l'enseignant fait appliquer au regard de sa fonction institutionnelle...). Or, si dans les familles cultivées les enfants sont éduqués au quotidien d'une façon qui les prépare à être élève, ce n'est généralement pas le cas dans les familles populaires[48] : l'École occulte donc la mise en place d'un travail de transmission de ces "dispositions" indispensables à la réussite.
En lien avec les valeurs, dont nous venons de traiter, qui sont évidentes dans l'École d'aujourd'hui et dans les familles cultivées, l'injonction à "mettre l'enfant au centre" s'est accompagnée d'une raréfaction des marqueurs qui dans l'École signifiaient explicitement la spécificité[49] de ces comportements indispensables pour apprendre dans cette institution. Les marqueurs d'autrefois (blouse...) aujourd'hui obsolètes n'ont pas été remplacés par d'autres, plus actuels : les pédagogies invisibles, véhiculant des valeurs conformes à celles des catégories moyennes et supérieures, rejettent le formalisme, l'explicitation des règles de travail des élèves, préférant laisser l'enfant "s'exprimer", "s'épanouir" selon des règles implicites. Cette injonction recouvre donc une double signification :
D'une part, elle reflète une norme des classes dominantes : les "enfants" sont conçus comme se comportant quasiment dans leur famille comme des élèves, devant forcément être curieux des apprentissages, pouvoir étudier en autonomie... bref avoir à ce point incorporé hors-École les règles de comportement de l'élève qu'il n'est nul besoin d'en faire mention de façon formalisée dans la salle de classe : l'École ne prend le moins possible en charge cette construction de l'enfant en élève, elle se contente si possible d'une mise en présence avec les règles implicites.
D'autre part, ce puéro-centrisme se traduit par une "adaptation" : devant le constat de la non mise en œuvre par les élèves suivis des règles implicites, ceux-ci sont alors souvent vus par l'École et donc par nombre d'enseignants comme ne pouvant pas "s'épanouir" au travers des apprentissages, de l'effort. Il arrive alors que l'enseignant leur reproche de devoir agir de façon "autoritariste" puisqu'ils sont "incapables de se comporter correctement". Dans ces cas-là, la mise en conflit des valeurs, de ce qui est attendue d'un élève "normal" est formulée, mais pas le caractère socialement situé qui fait tenir ce jugement. Il arrive alors que les élèves perçoivent une dévalorisation de leur personne, de la façon dont leur famille les éduque, plutôt que l'expression d'une violence symbolique socialement située. Mais généralement, à l'école élémentaire, pour que ces élèves aussi se sentent bien à l'École, on les valorise alors autrement que pour leurs acquisitions d'élèves, pour ce qu'ils sont hors de l'École, en tant qu'enfant. La valorisation des "origines", la référence à la vie du quartier, des familles ont alors une fonction de compensation, mais aussi de leurre : ces enfants croient que l'enseignant les "aime bien", les "comprend" et que c'est cette relation "personnalisée" qui est au cœur de l'École. Ils ne s'inscrivent pas dans la classe en tant qu'élève dont le comportement est régi par une fonction, des exigences pour apprendre, mais en tant qu'enfant, dont la réussite dépend du bon vouloir de la personne enseignante (et non de sa fonction, des critères de la discipline enseignée) : le professeur est en situation de pouvoir, il faut se conformer à ce qu'il dit. L'École n'est pas la seule à participer à ces malentendus : les élèves sont au quotidien (médias...) confrontés à un effacement des fonctions institutionnelles derrière des individualités présentées comme des entités existant par elles-mêmes.
Pour les élèves suivis par la recherche, les personnes et les règles auxquelles ils se confrontent dans l'institution ne sont pas vues comme découlant de la nécessité de transmission de savoirs, et définissant à ce titre de façon dépersonnalisée les places d'élève ou de professeur ; dans la mise en présence, ils n'ont pas identifié le caractère institutionnel de ces règles. Au contraire, l'École est le règne de l'arbitraire personnel, qu'ils peuvent selon les cas apprécier (la croyance qu'un enseignant peut mettre de bonnes notes si on est sage et s'il est "gentil") ou rejeter quand cela leur est défavorable (de plus en plus souvent au collège). Ces élèves voient donc les enseignants comme en position de force dans l'institution ("ils ont toujours raison"), et ce, pour des raisons qui ne sont pas mises en relation avec les nécessités de l'activité de transmission de savoirs, mais comme des raisons "personnelles" (tel professeur a telles attentes, et non la discipline qu'il enseigne). Autrement dit, Bassekou, Amidou, et les autres élèves dont les "difficultés" se confirment ne s'inscrivent pas dans le groupe classe en tant qu'élève mais en tant qu'enfant, jugé en tant que personne, qui est en relation avec des individus seulement et non pas des individus qui occupent une fonction institutionnelle d'enseignant ou d'élève. Ils appliquent ici aussi une logique de conformation : ils croient n'avoir comme choix que la soumission (essayer d'obéir aux desiderata de l'enseignant pour se faire bien voir afin d'avoir de bonnes notes) ou la résistance à la personne ("c'est pas mon père, pour qui il se prend à me donner des ordres").
Par exemple, quand le prof de géographie d'Amidou, devant le problème posé par le fond de carte différent lors du contrôle, l'invite à "réfléchir un peu" et assure que ce n'est pas difficile si les élèves ont travaillé, pour cet élève qui a passé beaucoup de temps à travailler, il n'y a que deux solutions : soit il est "bête", soit l'enseignant fait exprès de le faire échouer. Du registre socio-cognitif, le malentendu se déplace sur celui de l'inscription dans la classe : Amidou en vient donc à penser que l'enseignant veut le faire échouer, lui et ses copains. Il doit donc chercher une explication : celle fournie par les grands frères et les textes de hip-hop, qu'il ne reprenait pas jusqu'alors, lui paraissent tout à coup pertinents : il constate que seuls "les noirs et les arabes ont de sales notes", les autres devaient savoir ce qu'il y avait à faire puisqu'ils ont réussi. On est là dans ce que j'appelle le brouillage des registres. L'École, parce qu'elle se contente de les mettre en présence, ne fournit pas les moyens que tous les élèves réussissent, pas plus qu'elle ne leur permet de saisir les raisons pour lesquelles ils doivent surmonter des difficultés socialement situés, qui relèvent de la conflictualité sociale. Elles ne permet donc pas à ces élèves de distinguer ce sur quoi s'exerce la mise en conflit et ce sur quoi ils doivent se mettre au travail. Autrement dit, plutôt que de penser qu'ils doivent, pour s'émanciper, s'approprier les modes de pensée scolaire, ils se mettent à rejeter l'École parce qu'ils s'y sentent rejetés pour ce qu'ils sont (pour la façon dont ils se voient, essentialisée, ethnicisée). Le groupe de pairs devient donc un refuge au sentiment de relégation : c'est moins vexant de se sentir victime de racisme que "bête". Mais l'École en est responsable puisqu'elle ne fournit pas aux élèves les catégories de pensée qui leur permettraient d'identifier qu'ils doivent s'approprier d'autres façons de travailler, de se comporter à l'École.
D'autant plus que si jusqu'en CM2, les exigences enseignantes et les règles scolaires faisaient bon ménage avec les règles en vigueur dans le groupe de pairs, cela n'est plus le cas au collège, où elles deviennent de plus en plus clairement distinctes, voire incompatibles.
En primaire, les élèves arrivent à jouer sur les deux tableaux : se confronter aux exigences de l'enseignant (grâce au fait qu'ils arrivent à obtenir un morcellement des tâches) et rester membre du groupe de copains qui s'amuse en parallèle des activités scolaires. Mais au collège, avec l'arrivée des mauvaises notes, ils se sentent obligés de "choisir" entre les copains et les professeurs, ils se sentent "partagés" personnellement faute de pouvoir penser que la même personne peut successivement occuper plusieurs places à mettre en cohérence. Ces exigences deviennent contradictoires au collège pour plusieurs raisons : l'École présuppose d'autant plus l'adhésion à ses contraintes, les verdicts scolaires sont plus clairs (ou tout au moins sont à la fois institutionnalisés en "conseil de classe" et moins atténués / masqués par des relations privilégiées avec un enseignant unique), les reformulations et aides individuelles y deviennent plus rares... Les élèves qui sont dans cette logique interprètent qu'il leur faut choisir entre d'une part les exigences des professeurs et celles des copains (avec qui ils partagent l'essentiel de leur temps hors scolaire, l'entre-soi des valeurs et des pratiques), et donc choisir d'autre part entre deux visions unilatérales d'eux-mêmes, celle de l'élève sérieux, et celle du membre du groupe de la cité ; on conçoit qu'ils soient très partagés sur le choix à faire, et qu'ils essaient donc de le repousser le plus tard possible.
Il faut d'abord préciser que tous les élèves, quel que soit leur milieu social d'origine, quelle que soit leur réussite scolaire, se confrontent à l'École sur ces différents registres. Pour les uns, l'effet de cumul est positif : il n'y a de difficulté sur aucun registre. Pour les autres, que nous avons suivis, l'effet de cumul est négatif : les problèmes existent sur chaque registre, s'accumulent et s'entraînent dans une spirale de décrochage. Mais pour l'essentiel des élèves, issus de familles qui ont peu fait d'études, les difficultés qui doivent être surmontées sont inégales selon les registres et des formes d'étayages peuvent se mettre en place : par exemple, les apprentissages dans certaines disciplines viennent compenser les ambiguïtés sur la conception de l'inscription dans le groupe classe, l'Ecole n'est donc pas vécue que sur le mode de la mise en conflit, mais aussi de la mise au travail.
Pour conclure, revenons sur le cas d'Amidou, pour montrer l'effet de cumul qui conduit à un processus de décrochage scolaire, de démobilisation sans pour autant que l'élève soit absent.
En C.M.2, Amidou est vu par son enseignante comme "un enfant gentil, mais il faut le tenir, parce qu'il peut disjoncter", c'est-à-dire qu'il peut avoir des comportements non admissibles par l'école (ex : se battre avec un camarade et ne plus se contrôler, nécessitant l'intervention physique de plusieurs adultes pour l'arrêter, mais les faits remontent au CE2). L'enseignante, assez maternante, aussi bien dans les encouragements que dans les reproches, a installé avec cette classe un climat chaleureux, qui n'exclut pas les heurts et les problèmes, mais où domine un sentiment de "bien vécu". Les élèves voient la classe au travers de leurs propres évidences qui ne sont pas remises en cause ; elle leur est familière : l'enseignante "rigole" avec les élèves par moments, valorise les pratiques sociales des différents « groupes caractérisés ». Ces écoliers s'inscrivent dans le groupe classe en tant qu'enfant, certes sérieux pour "travailler", mais sans postures ni comportements spécifiques : Amidou retrouve sensiblement ce qu'il connaît hors de l'École, avec le contrôle que les exigences de l'adulte sont appliquées par la présence physique de celui-ci (et non par des fonctionnements pré-supposant l'autonomie), et par l'accompagnement dans ces interactions permanentes de reconnaissance de l'individu. Au point que quand un élève a une mauvaise note le matin, il est systématiquement chaudement félicité peu après dans la journée pour une raison d'un tout autre registre que cognitif (avoir bien dactylographié un texte à l'ordinateur, avoir séparé de petits qui se bagarrent dans la cour...) : autant de béquilles à la relation pédagogique qui permettent de maintenir une attitude positive vis-à-vis de la scolarité, même si elles accentuent le brouillage entre les registres, l'effet de leurre.
Cette relation « privilégiée » est en même temps donnée à voir comme devant prendre fin, puisque, leur dit régulièrement l'enseignante, recoupant les témoignages des grands frères et sœurs des élèves et en particulier d'Amidou, au collège, les professeurs n'auront pas le temps, la patience, la volonté, d'attendre, d'être « à l'écoute ». Ce sera à chaque élève de faire des efforts, les enseignants n'étant plus là pour les soutenir individuellement. En cette dernière année d'école primaire donc, Amidou est un élève qui pose peu de problèmes. Il est identifié par l'enseignante comme ayant des difficultés de compréhension, même si cela ne lui est jamais signifié, mais il montre aussi des efforts et du travail. Il est bien dans la logique décrite précédemment où il essaie de se conformer : il fait au mieux ce qu'on lui demande de faire, essaie de parvenir aux solutions, de répondre aux questions... et saute de joie quand pour récompenser les élèves de leur semaine d'efforts, le samedi matin non vaqué est consacré à regarder un film vidéo, quand peu de devoirs sont donnés. Plus généralement, il se contente d'un effort minimum quand il "arrive" à la solution par des mini-tâches morcelées.
La valorisation de l'enfant hors des apprentissages (interactions individualisées permanentes, sollicitation de la personne dans les énoncés d'exercices, demande des nouvelles de la famille...) contribue à l'inscription ambiguë dans le groupe classe : ce n'est pas en tant qu'élève, sur activités cognitives, qu'Amidou se sent sollicité, même s'il est sollicité par ailleurs sur divers registres : c'est en tant qu'enfant tel qu'il s'est construit hors de l'École, qu'il retrouve dans celle-ci un certain nombre d'évidences sociales qu'il croit partager alors qu'il s'agit « d'adaptation ». Le brouillage contribue ainsi à ce que sa scolarité primaire, tout au moins en C.M.2, soit bien vécue, qu'il ne se sente pas "en difficulté" et que ses efforts de conformation soient maintenus de façon continuelle. Ainsi, même s'il ne construit pas réellement les savoirs comme les séances de travail les sollicitent, il arrive non seulement à "réussir" partiellement les tâches en se faisant aider à les morceler, mais aussi à "retenir", "mémoriser" des savoirs. C'est-à-dire qu'à force de conformation, il peut arriver non pas à élaborer les savoirs, mais à appliquer des savoirs décontextualisés qu'il a identifiés (dans des situations où toutefois le contexte de l'exercice varie peu).
A l'entrée en sixième, il agence les mêmes logiques dans la même confrontation. Mais les "notes catas" s'accumulent. Les enseignants l'encouragent d'ailleurs à s'accrocher, à poursuivre ses efforts, en lui assurant que "ça va finir par payer" comme le lui dit son professeur principal peu avant le conseil de classe du premier trimestre. Le bilan de celui-ci est d'ailleurs le suivant : "Elève sérieux dans l'ensemble. Résultats un peu fragiles ce trimestre. Intensifiez vos efforts". D'autant plus que lors de ce conseil, sa classe, la "6D", est particulièrement stigmatisée comme une classe d'élèves "agités". Amidou redouble donc "d'efforts" mais toujours dans les mêmes logiques : il essaie de ne pas trop répondre aux copains qui lui parlent sans pour autant se couper d'eux, travaille "sérieusement" pendant quelques temps encore chez lui et dans les associations d'accompagnement scolaire... Grandit alors un sentiment "d'humiliation". Celui-ci s'alimente à plusieurs sources.
D'abord, c'est la mise au jour brutale, pour ne pas dire théâtralisée, des verdicts scolaires, qui suscite un tel sentiment. L'annonce à haute voix des résultats des interrogations écrites, voire leur "classement" par ordre croissant ou décroissant avec certains professeurs, est vu comme une humiliation publique. Le conseil de classe, où différentes personnes "parlent des élèves" et sont mises au courant de leurs résultats, y participe d'autant plus qu'Amidou assiste à cette parole publique sur ses résultats (il sera d'ailleurs "absent" aux conseils de classe des trimestres suivants). Ensuite, même lorsqu'elles ne sont pas rendues publiques, les notes sont "humiliantes". Amidou se sent menacé personnellement par les verdicts. Pour lui, il est évident qu'il travaille comme cela lui est demandé, il n'en doute à aucun moment. Donc, au regard des logiques de conformation qui sont les siennes, de deux choses l'une : soit le problème vient de lui, c'est-à-dire qu'il est "bête" et incapable de réussir ce que parviennent à accomplir d'autres élèves ; soit le problème vient de l'enseignant (et peu à peu "des" enseignants dans leur globalité) qui fait exprès de mettre les élèves en échec en leur donnant des choses trop difficiles, irréalisables pour des gens "comme nous" (lire un livre de 299 p. en lecture suivie par exemple), ou même qui est soupçonné de leur tendre des pièges (ex : en leur faisant réviser une carte et en les interrogeant sur une autre). Y contribue le cumul entre d'une part l'incompréhension de ce qui est attendu réellement pour pouvoir être "sérieux", des critères de conformité, et d'autre part la disparition subite de l'"étayage relationnel", des relations privilégiées, des valorisations "personnelles" de soi permettant de maintenir, même "à côté des normes scolaires", la relation pédagogique.
A force d'expériences du même style que l'affaire de la carte de géographie, Amidou finit par penser que la plupart des enseignants sont non seulement "méchants", mais en plus "racistes". Il déduit cela par exemple de ce que certains enseignants ayant identifié qu'il avait des difficultés, quand un élève est exclu de cours (c'est fréquent dans cette classe "agitée"), ils n'envoient pas Amidou l'accompagner comme il est de coutume qu'un délégué le fasse. Il est remplacé par un bon élève, sans que les raisons en soient expliquées. Pour Amidou, on ne reconnaît pas son statut de délégué, d'élève essayant d'être sérieux, il y a des "chouchous", toujours des "blancs" et des "asiatiques", et jamais des "noirs" ou des "arabes". L'opacité des raisons qui commandent les formes scolaires dont l'enseignant met en présence, comme le renvoi d'Amidou à des "caractéristiques" qui seraient propres à sa personne ou aux personnes dans lesquelles il se reconnaît (ceux pour qui il n'est pas vrai qu'"il suffit de... "), laissent la porte ouverte à ces glissements de registres, à ce qu'Amidou importe des catégories explicatives différentes, fournies par les grands frères et les textes de rap. D'ailleurs, ses modes de catégorisation lui semblent bien expliquer les différences de notes entre élèves : effectivement, les Noirs et les Arabes, comme les "copains du quartier", ont de mauvaises notes alors que les Blancs, les Asiatiques et ceux qui n'habitent pas à côté de chez lui en ont de meilleures (même si nos observations régulières permettent d'affirmer que cela n'a aucun rapport avec les critères de notation de ces enseignants). Tend alors à se creuser l'écart entre d'une part "Nous" qui avons les mêmes valeurs, partageons les mêmes évidences dans l'entre-soi, habitons le même quartier, avons certaines couleurs de peau et nous faisons « saquer » ou « engueuler » régulièrement par les "profs méchants", parce qu'étant "racistes" et d'autre part les valeurs scolaires, les exigences enseignantes, assimilées à celles des Autres, Blancs ou Asiatiques, ou même des Noirs qui sont des chouchous et changent de camp.[50]
En renvoyant les élèves à ce qu'"il suffit de réfléchir un peu" pour réussir le contrôle sur la carte de géographie, c'est à leurs propres compétences désignées implicitement comme des "caractéristiques" personnelles que les élèves sont renvoyés, au lieu de l'être à la mise en œuvre de logiques cognitives qu'ils sont censées avoir acquises, alors qu'ils ont été mis en présence bien plus que mis au travail sur celles-ci. L'élève se sent humilié en tant qu'enfant : ne faisant pas de réelle différence entre ses logiques non scolaires et celles qu'il mobilise pour résoudre les tâches, les jugements sur ses activités intellectuelles sont des jugements sur sa façon de penser personnelle. De plus, tous les copains dans lesquels il se reconnaît rencontrant la même difficulté vis-à-vis de la tâche, cela lui permet de se dire qu'il n'est peut-être pas "bête", mais que cet exercice est irréalisable pour des gens comme lui. L'humiliation est alors vécue sur le mode du conflit, mais non pas surmontable (en s'appropriant les savoirs dont sont privés les milieux populaires) : il s'agit d'un conflit personnel ou entre groupes essentialisés (si un dominé peut se cultiver, un "noir" ne deviendra jamais "blanc").
Amidou va alors se démobiliser, le jeu scolaire ne lui paraissant plus jouable, sans abandonner complètement le travail, en restant dans une logique d'accomplissement de tâches morcelées : au début de chaque exercice, il juge s'il va pouvoir produire quelque chose ou non, et à partir de là il décide si la tâche vaut d'être investie ou si c'est encore un travail qui ne peut être réalisé que par les "chouchous". Dès lors, autant se réfugier dans le groupe de pairs, quitte à faire ce choix contre les exigences de l'école. Et bien sûr, ces difficultés d'apprentissage traduites en difficultés à jouer le jeu scolaire, à être élève, ont en retour des conséquences fâcheuses sur les apprentissages et sur le positionnement de soi : travaillant d'autant moins, il se coupe toute chance d'occuper sa place d'élève de la façon scolairement attendue, comme d'appréhender l'école en tant que lieu d'activités spécifiques, et donc de se penser lui-même sur des registres autres qu'ethniques.
***
Les difficultés que rencontre cet
élève ne sont donc pas particulières : tous les élèves de milieux
populaires doivent s'approprier de nouvelles façons de penser à l'École, saisir
les raisons qui poussent les enseignants à agir comme ils le font. De façon
exacerbée, ces élèves nous montrent les difficultés que doivent surmonter tous
les élèves de milieux populaires sur chacun des registres. Ce qui leur est
particulier par contre, c'est l'effet de cumul, l'agencement de ces différents
registres dans une spirale de l'échec. Ils nous permettent donc de comprendre
les inégalités qui se construisent dans la confrontation entre les élèves de
milieux populaires et l'École, sans qu'aucune des deux parties ne soit à
culpabiliser : c'est au contraire un objet de travail à développer. Je
n'ai pas pris d'exemples en mathématiques, mais je fais l'hypothèse qu'un certain
nombre de phénomènes ici mis en évidence pourraient y être observés.
[1] Merci aux organisateurs du séminaire national de didactique des mathématiques de leur invitation qui me permet la confrontation à cette communauté scientifique. Car si ma thèse s'inscrit dans les sciences de l'éducation avec une dominante sociologique, c'est avec le souci de confronter les apports réciproques de différentes disciplines, sociologie / didactique notamment, pour contribuer à comprendre la construction d'inégalités scolaires. Je m'inscris en cela dans les axes de l'équipe ESCOL qui ont conduit cette dernière à créer, avec des didacticiens du français et des mathématiques notamment, le réseau RESEIDA (Bautier Élisabeth & Goigoux Roland, « Difficultés d'apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes : une hypothèse relationnelle », RFP, n° 148, 2004)
[2] Bonnéry Stéphane, Des supposées évidences scolaires aux présupposés des élèves. La co-construction des difficultés scolaires des élèves de milieux populaires. Thèse de doctorat en sciences de l'éducation sous la direction d'Élisabeth Bautier, ESCOL / Université Paris 8, décembre 2003.
[3] Bonnéry Stéphane, "Décrochage cognitif et décrochage scolaire", in Glasman Dominique & unicode2utf8(0x0152)uvrard Françoise (dir.), La déscolarisation, La Dispute, 2004.
[4] Développé dans : Bonnéry Stéphane, « Un "problème social" émergent. Les réponses institutionnelles au "décrochage" scolaire en France », Revue internationale d'éducation (Sèvres), n° 35, avril 2004
[5] Bouveau Patrick & Rochex Jean-Yves, Les ZEP, entre école et société, Paris : CNDP/Hachette, 1997
[6] Au contraire de travaux récents, comme : Butlen Denis, Peltier Marie-Lise & Pézard Monique « Nommés en R.E.P, comment font-ils ? Pratiques de professeurs d'école enseignant les mathématiques en R.E.P. Contradictions et cohérence », Revue Française de Pédagogie, n° 140, 2002
[7] Bourdieu Pierre & Passeron Jean-Claude, La reproduction., Minuit, 1970
[8] Par exemple : Sirota Régine, L'école primaire au quotidien, P.U.F., 1988
[9] Charlot Bernard, Bautier Élisabeth, Rochex Jean-Yves, Ecole et savoirs dans les banlieues... et ailleurs, A. Colin, 1992
[10] Bautier Élisabeth & Rochex Jean-Yves, L'expérience scolaire des nouveaux lycéens, A. Colin, 1998
[11] Rayou Patrick, La « dissert de philo ». Sociologie d'une épreuve scolaire, P.U de Rennes, 2002
Hedjerassi Nassira, De l'évolution de l'enseignement de la philosophie à l'activité philosophique des "nouveaux" lycéens, thèse de doctorat sous la dir. d'É. Bautier, sc. de l'éducation, ESCOL / Paris 8
Convergent avec ces questionnements des recherches réalisées par diverses équipes, membres de RESEIDA (Bautier & Goigou, art. cit) mais pas seulement (Johsua Samuel et Lahire Bernard, "Pour une didactique sociologique", Éducation et sociétés, n° 4, 1992/2 ; Lahire Bernard, Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l'«échec scolaire» à l'école primaire,P.U de Lyon, 1993)
[12] Bourdieu Pierre & Passeron Jean-Claude, Les héritiers, Minuit, 1964
[13] Bernstein Basil, Classes et pédagogies : visibles et invisibles, OCDE, 1975
[14] L'institution, construit socio-historique, n'est pas en apesanteur sociale, mais on considère ici qu'elle a une "autonomie relative", que sa fonction d'instruction ne peut pas être réduite à celle de domination.
[15] Bourdieu & Passeron, op. cit.
[16] Thin Daniel, Quartiers populaires. L'école et les familles, Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1998
[17] Willis Paul, « L'école des ouvriers », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 24, nov. 1978
[18] Bourdieu Pierre, "Vous avez dit populaire ?", Actes de la recherche en sciences sociales, n° 46, 1983.
[19] Van Zanten Agnès, L'école de la périphérie, PUF, 2001. Thin Daniel, "L'autorité pédagogique en question", RFP, n°139, 2002. Martin Élisabeth & Bonnéry Stéphane, Les classes-relais, E.S.F, 2002.
[20] Ce contexte singulier n'est pas indépendant des autres contextes, institutionnel et socio-historique, qui l'englobent, mais ceux-ci ne se traduisent pas de façon toujours uniforme, ce qui explique que chaque situation soit unique tout en ayant des dimensions généralisables parce que communes à d'autres situations pareillement contextualisées institutionnellement et socialement.
[21] Dubet François & Duru-Bellat Marie, L'hypocrisie scolaire, Seuil, 2000
[22] Rochex Jean-Yves, "Réformer le collège ou repenser la scolarité obligatoire ?", VEI.-Enjeux 127, 2001
[23] Prost Antoine, Éloge des pédagogues, Seuil, 1986, p. 69-72. Chervel André, "L'histoire des disciplines scolaires : réflexions sur un domaine de recherches", Histoire de l'éducation, n°38, mai 1988
[24] Vincent Guy, L'École primaire française. Étude sociologique, P.U. de Lyon / MSH, 1980
[25] C'est-à-dire ici avec des enseignants ni particulièrement férus de didactique, ni militants pédagogiques
[26] Bonnéry, "Innover, ce n'est pas toujours démocratiser", Dialogue, n°112-113 juin 2004, GFEN
[27] Bautier & Rochex, L'expérience scolaire des nouveaux lycéens... op. cit.
[28] Bernstein Basil, Classes et pédagogies : visibles et invisibles, Paris, OCDE, 1975.
[29] Bourdieu Pierre & Passeron Jean-Claude, Les héritiers, Paris, Minuit, 1964
[30] Charlot, Bautier & Rochex, op. cit., 1992. Charlot Bernard, Du rapport au savoir, Anthropos, 1997
[31] Bautier & Rochex, op. cit., 1998
[32] Broccolichi Sylvain, "Désagrégation des liens pédagogiques et situations de ruptures", VEI.-Enjeux n°122, 2000. Bonnéry & Martin, Les classes relais, op. cit.
[33] Bonnéry, "Décrochage cognitif et décrochage scolaire", in Glasman & unicode2utf8(0x0152)uvrard, op. cit.
[34] Martin & Bonnéry, Les dispositifs relais, op. cit.
[35] "Adaptation et Intégration Scolaire", autrement dit l'enseignement spécialisé.
[36] Premier aspect davantage développé car susceptible de croiser de précédents travaux de didacticiens
[37] Bautier Élisabeth & Rochex Jean-Yves, "Apprendre : des malentendus qui font la différence", in Terrail Jean-Pierre (dir.), La scolarisation de la France, La Dispute, 1997
[38] Rappel : en se mobilisant sur la tâche dans une perspective d'appropriation de savoir et non de résolution conformée à Bautier & Rochex, L'expérience scolaire des nouveaux lycéens, op. cit., p. 58
[39] Butlen, Peltier & Pézard « Nommés en R.E.P, comment font-ils ? ... », art. cit.
[40] Cette recherche se centre sur ce qui est commun entre disciplines dans la construction des difficultés. Une recherche complémentaire sur ce qui serait spécifique aux disciplines aurait tout son intérêt.
[41] Plutôt que les enseignants individuellement, on l'aura compris, ce qui est en cause, c'est tout le système scolaire qui pousse chacun à agir de la sorte.
[42] Dans cette classe, l'enseignant a "simplifié" le tableau en mêlant les éléments tirés de ce que la didactique du façons nomme "schéma narratif" et "schéma actantiel".
[43] J'ai décrit d'autres exemples dans : "Innover, ce n'est pas toujours démocratiser", art. cit. ; "Le décrochage scolaire de l'intérieur : interaction de processus sociaux, cognitifs, subjectifs et langagiers", Les Sciences de l'éducation. Pour l'Ère nouvelle, vol.36, n°1-2003, CERSE à Univ. Caen ; "Décrochage scolaire et difficultés" + "Paroles de décrochés", La nouvelle revue de l'A.I.S, n°24 / 2003
[44] Thin, Quartiers populaires, op. cit.
[45] Perrenoud Philippe, La pédagogie à l'école des différences, Paris, ESF, 1995. Chamborédon Jean-Claude & Prévot Jean, « Le "métier d'enfant". Définition sociale de la prime enfance et fonctions différentielles de l'école maternelle », Revue française de sociologie, XIV, 1973.
[46] Notre propos s'appuie ici sur : Millet Mathias, Les étudiants et le travail universitaire, PUL, 2003
[47] Bautier Élisabeth, Pratiques langagières, pratiques sociales, Paris : L'Harmattan, 1995.
[48] Thin, Quartiers populaires..., op. cit.
[49] Guy Vincent, Bernard Lahire & Daniel Thin, « Sur l'histoire et la théorie de la forme scolaire », in Vincent Guy (dir.), L'éducation prisonnière de la forme scolaire ?, Lyon, PUL, 1994.
A travers des exemples de pratiques sont proposées des pistes qui permettent aux élèves de se positionner activement face aux...En savoir plus
Pas de fatalité ! C'est en refondant le sens d'apprendre que reculent les inégalités scolaires
En savoir plus
La notion de rapport au savoir donne des clefs de compréhension de ce qui fait empêchement à l'entrée dans les...En savoir plus
De grandes différences existent entre élèves quant à leur représentation de l'usage de l'écrit, leur...En savoir plus