Extraits Dialogue n° 173
Dialogue n° 173 - Liberté pédagogique j'écris ton nom
Éditorial
- La liberté pédagogique, une nécessité collective Lire
Michel BARAËR
- Préserver la liberté pédagogique ou augmenter le pouvoir d'agir ?
Nicole GRATALOUP, secteur Philo du GFEN
Pour en avoir été partie prenante, avec le secteur philo du GFEN, je souscris pleinement à l'analyse que fait Rémy David des débats des années 1990-2000 sur l'enseignement de la philosophie3 : nous avons combattu le dogme selon lequel « la philosophie
est à elle-même sa propre pédagogie », critiqué la conception « libérale » de la liberté pédagogique, qui fait de tout professeur de philosophie une incarnation de l'universel, contribué (avec d'autres, dont Michel Tozzi et des membres du GREPH), à mettre en travail la question pédagogique en philosophie, et à créer l'ACIREPH. Je ne vais donc pas répéter ici cette analyse, mais plutôt la prolonger sur le versant des pratiques, et témoigner des possibilités que j'ai pu expérimenter de développer une conception de la liberté pédagogique visant l'émancipation tant du côté de l'enseignant que du côté des élèves.
Car je suis convaincue que ce qui menace la liberté pédagogique aujourd'hui, c'est tout autant (et peut-être plus...) les habitudes, le conformisme et l'absence de réel débat dans la profession, que l'autoritarisme de l'institution, et la volonté normalisatrice d'un ministre. - Liberté pédagogique de l'enseignant
Claude LELIÈVRE, historien de l'éducation
La "liberté pédagogique" a été dûment inscrite (et pour la première fois) dans et par la loi du 23 avril 2005 (dite loi ''Fillon'') : "La liberté pédagogique de l'enseignant s'exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l'Éducation nationale et dans le cadre du projet d'école ou d'établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d'inspection. Le conseil pédagogique prévu à l'article L.421-5 ne peut porter atteinte à cette liberté".
Pour mieux situer historiquement cette reconnaissance à hauteur législative de la ''liberté pédagogique de l'enseignant'', il convient de rappeler non seulement ce qui l'avait immédiatement précédée, mais aussi ce qui l'a suivie. - Une inflation de la prescription
Denis PAGET, professeur de Français, membre du Conseil Supérieur des Programmes, expert en curriculum associé auprès du Centre International d'Études Pédagogiques
Vous estimez que l'école française se singularise par la centralisation politique de la définition des programmes d'enseignement. En quoi cela pose problème ?
Denis Paget : C'est une singularité parce qu'il existe de très nombreux systèmes éducatifs dans le monde qui ne connaissent pas cette réalité des programmes nationaux structurant l'école française et qui arrivent à fonctionner avec des textes nationaux très limités et même parfois sans eux. Je ne porte aucun jugement sur ce qui est favorable ou ce qui ne l'est pas, je fais ce constat. Mais ce qui me frappe dans la situation franco-française, c'est que le pouvoir de l'administration centrale sur la fabrication des programmes n'a cessé de s'amplifier. Nous sommes sur des injonctions de plus en plus volumineuses et précises et donc qui pèsent de plus en plus, du moins en théorie, sur le métier de l'enseignant. C'est une donnée un peu nouvelle qui pose le problème du pouvoir que peuvent avoir les enseignants pour donner leur avis, faire évoluer les programmes, les réorienter ou simplement les décliner de façon différente. - Autonomie dans le travail ou construction sociale négociée ?
Michel NEUMAYER, GFEN Provence
Liberté, autonomie, choix sont des mots, des revendications que tout travailleur, que tout opérateur (dans le jargon de l'ergologie) revendique à juste titre ! Qui l'en blâmerait ? À travers eux, chacun est renvoyé à son désir de faire bien, de faire juste, aux valeurs qu'il porte et qu'au travail il voudrait traduire... N'en déplaise aux adeptes du taylorisme 2.0. N'en déplaise aux thuriféraires du management moderne, aux chantres des "bonnes pratiques", qui, testées, puis évaluées, puis diffusées, puis imposées mettent à mal notre désir de création et de liberté dans le travail. N'en déplaise aux champions de modernes arguments neuro-scientistes qui voudraient faire le reste...
Pour autant, "liberté pédagogique", cette revendication particulière du monde enseignant, je veux la questionner. Le risque est grand en effet qu'elle apparaisse comme celle d'une "profession indépendante" et se vide de son sens, alimentant justement le retour de flamme autoritariste contre lequel elle prétend faire rideau de pluie. Voilà pourquoi je reviens ici à la lecture d'un ouvrage qui, à l'époque où je me formais à l'analyse du travail, m'avait fort impressionné : Autonomie dans le travail. On y découvre le regard d'un sociologue, d'un chercheur qui s'intéresse au travail en ce qu'il est un système social dans le lequel se configurent des relations entre des sujets, entre des groupes. - Didactique de la liberté pédagogique et de l'intérêt général
Paul DEVIN, inspecteur de l'Éducation nationale, secrétaire général du syndicat national des personnels d'inspection (SNPI-FSU)
A peine a-t-elle reconnu l'existence de la liberté pédagogique de l'enseignant que la loi pose le principe de ses limites : « La liberté pédagogique de l'enseignant s'exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l'éducation nationale et dans le cadre du projet d'école ou d'établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d'inspection. »
Dans les pays où le libéralisme a défendu la réduction du contrôle de l'État et l'autonomie des établissements comme un vecteur d'amélioration du service public d'enseignement, aucun des effets de cette évolution n'a jamais été atteint, ni en termes d'amélioration qualitative du niveau des élèves, ni en termes de réduction des inégalités sociales. À l'inverse, les situations complexes que connaissent les systèmes scolaires suédois, québécois, étasuniens ou anglais méritent qu'on s'y attarde pour analyser ce que produit le retrait de l'État.
- La liberté pédagogique vue par une jeune enseignante d'italien
Eva ROSSET, professeure d'italien, secteur Langues du GFEN
Je dis souvent à ceux qui m'interrogent sur mon métier que je suis heureuse de pouvoir aborder les thèmes et sujets qui me plaisent dans ma classe. Cette grande liberté me réjouit et fait le sel de mes heures de recherche pour préparer mes cours. En tant qu'enseignante en langue, j'ai souvent le sentiment que je suis plus libre que mes collègues de Mathématique ou d'Histoire-géographie qui expriment parfois la crainte de ne pas réussir « à boucler le programme ». De mon côté, pas de contenus imposés, ni de progression obligatoire mais la possibilité d'aborder l'apprentissage de l'italien à travers l'Histoire du pays, ses auteurs, sa cuisine ou ses sports emblématiques, pour ne faire que quelques exemples. J'aime particulièrement la comédienne et dramaturge Franca Rame et je suis toujours heureuse d'aborder ses pièces de théâtre en classe. - Exercer la liberté pédagogique pour mettre en actes des valeurs éthiques
Pascale BILLEREY
De quelle liberté pédagogique parle-t-on ?
Le principe de liberté pédagogique, tel qu'il est inscrit dans la loi de 2005, se présente d'emblée en tension entre une nécessité politique d'un contrôle de l'État et une nécessité pédagogique de la liberté de l'enseignant : « La liberté pédagogique de l'enseignant s'exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l'éducation nationale et dans le cadre du projet d'école ou d'établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d'inspection. » Ce principe de liberté pédagogique m'a souvent embarrassée. En effet, sous couvert de cette liberté d'agir, je croise parmi les acteurs éducatifs une diversité de pratiques professionnelles qui peuvent parfois heurter mes valeurs de militante d'Éducation Nouvelle. Mais je me confronte également à des choix d'objectifs politiques qui dictent, prescrivent des actions professionnelles (faire une dictée par jour, prioriser l'approche de la lecture par le syllabique...) souvent pour plaire à
l'opinion publique.
Comment reconsidérer le principe de l'intérêt général, sans sombrer dans les seules initiatives individuelles à la merci des intérêts particuliers prônées par les tenants d'une vision libérale du métier qui rejette l'idée d'un contrôle de l'État ? - "Liberté pédagogique"... pour les élèves (aussi) ?
Laurent CARCELES, professeur de français, formateur GFEN
L'enseignant l'avait pressenti. Des élèves de la 4ème rouge allaient suffisamment mal pour refuser de se mettre au travail. Au premier cours, Iul avait réagi sans pouvoir s'arrêter. Au moment où le professeur, avant le premier appel, parlait des difficultés possibles de prononciation des noms de famille liées aux origines des mots, Iul avait démarré un long monologue, qui dériva des origines de chacun vers les guerres dans le monde, puis vers le constat que nous sommes tous coupables de la situation internationale qui empire... Les autres élèves n'avaient pas tardé à se moquer de Iul. Ils lui criaient de se taire. L'enseignant n'avait pas laissé faire et avait tenté de ménager à la fois un droit de parole pour Iul et le respect des moments de travail et d'écoute du groupe-classe. L'impression confuse et vague qu'il se jouait quelque chose d'important concernant la prise de parole de chacun pour les cours à venir.
Le cahier du LIEN
- Édito
Lorson OVILMAR et Céline NÉRESTANT
Depuis quelque temps, Haïti peint un tableau triste et sombre. Malgré des tentatives de soulèvement pour réclamer un avenir plus ou moins digne, rien n'a changé. Le peuple continue à vivre dans un chaos interminable. Les sujets de conversation les plus courants sont l'instabilité politique, l'insécurité galopante, la dépréciation vertigineuse de la monnaie haïtienne, la vie chère, etc. La vie en Haïti est devenue de plus en plus difficile.
Au milieu de ce désarroi, des êtres se défoncent pour ce en quoi ils croient, pour construire ce changement en lequel on ne veut pas perdre espoir. IEPENH, l'Initiative des Éducateurs pour la Promotion de l'Éducation Nouvelle en Haïti, en fait partie. Et c'est à travers la formation des enseignants qu'IEPENH a décidé d'agir. Car pour notre groupe d' Éducation nouvelle, le développement est comme un puzzle. Chaque existence qui a pu être améliorée, chaque enseignant qui a pu être transformé, chaque élève qui a pu apprendre à penser, à créer ou à collaborer, ce sont des pièces qui comptent.
- Initiative des Éducateurs pour la Promotion de l'Éducation Nouvelle en Haïti
Lorson OVILMAR et Céline NÉRESTANT - Lekol an Ayiti
Joël SAINTIPHAT, R. JEAN BATISTE, Céline NÉRESTANT, Venique DEMEUS - Lettre d'un ancien enseignant à un ami en début de carrière
Walford JEANTILUS
Liberté pédagogique et résistances
- Liberté pédagogique où te caches-tu ? Un exemple en situation de classe
Damien SAGE, GFEN Paris
Nombre d'entre nous, enseignants, revendiquons la Liberté Pédagogique – et ce d'autant plus quand les changements de majorité politique font tourner le vent des recommandations ministérielles dans un sens qui n'est pas conforme à nos valeurs. Si, nous, sympathisants ou militants de l'Éducation Nouvelle, sommes atterrés par les injonctions actuelles, n'oublions pas qu'une frange de la profession (que je suis bien incapable de quantifier) se réjouit du discours sur le « Retour aux Fondamentaux » et faisait le dos rond à l'époque de la « Refondation de l'école » – période durant laquelle ils étaient les premiers à revendiquer la liberté pédagogique pour proposer des pratiques qui nous feraient dresser les cheveux sur la tête.
Mais, au fait, à quel moment avons-nous recours à cette liberté pédagogique ? Car, à moins de tomber dans une définition simpliste et naïve, la liberté pédagogique ne peut pas se définir comme le droit que nous aurions de proposer indifféremment tout type de situation ou tout apprentissage en classe. - Lire les Instructions officielles pour s'en libérer
Joëlle CORDESSE, GFEN Languedoc-Roussillon, Labos de Babel
J'ai toujours une appréhension à prendre connaissance des textes qui prétendent régir d'en-haut mon activité ; comme si le mot de l'autorité allait avoir assez de puissance pour paralyser ma volonté, pour annuler la force que je puise dans mon expérience de travail. Je me replonge pourtant avec intérêt dans la lecture des Instructions officielles en vigueur au moment où je commençais ma carrière. J'y retrouve sans peine la position de force que m'a donnée, pour la vie, la pratique volontaire de leur étude critique. Une simple critique négative qui dénonce le point de vue adverse conduirait à l'impuissance et au renoncement ; mais une lecture « au positif », comme on en fait au GFEN, donne au contraire de la puissance d'action. Comme lors de ce Bureau National de 85, où la circulaire Chevènement, après l'heureuse période Savary, allait annoncer une remise au pas de l'école, avec recentrage insistant sur « les apprentissages fondamentaux » et « la nécessité d'exercices de lecture systématiques ». Dans le concert des déplorations, Henri Bassis (ancien président du GFEN) avait créé la surprise en nous demandant de lire ce recentrage comme une chance à saisir pour nous, qui, justement, mettions l'Éducation Nouvelle au coeur des savoirs (fondamentaux, nécessairement). - Défiance pour des évaluations d'une école de la confiance
Une enseignante de CP
La liberté pédagogique, c'est la possibilité dans le cadre des programmes de construire ses séquences en utilisant des ressources diverses mais cohérentes, en choisissant ses supports de travail. Mais c'est aussi la manière de mettre en travail les élèves : rencontre avec différents types de textes, production de textes divers, projets avec des collègues (par exemples échanges entre des élèves de CP et de maternelle), projet interdisciplinaires... : autant d'ouvertures qui leur permettent de se projeter sur la suite. Ce genre d'expérience a un impact bien plus fort que le « guide des scores »... Pourquoi ces évaluations sont-elles prescrites alors qu'elles ne génèrent que de la défiance à tous les niveaux ? - Apprendre à lire avec la méthode réductionniste
Jean-Louis CORDONNIER
En 2005, Roland Goigoux écrivait : « Global, syllabique ou autres, les modes d'apprentissage de la lecture ont fait la paix ». Hélas, la guerre a recommencé. Dans la brochure orange « Un guide fondé sur l'état de la recherche. Pour enseigner la lecture et l'écriture au CP » (abrégée ici en PELE) on peut lire : « L'ensemble des recherches qui démontrent le caractère décisif d'un déchiffrage fluide, pleinement automatisé pour pouvoir accéder au sens, doivent nous amener à reconsidérer l'introduction de stratégies pour identifier les mots, qui s'écartent de l'apprentissage par les seules combinaisons syllabiques. (p. 34) » Les 130 pages de PELE affirment le caractère scientifique de cette injonction : il faut interdire tout ce qui ressemble à une stratégie globale d'identification des mots, toute hybridation de méthodes. Le propos général est que les enseignantes sont libres de leur pédagogie, mais le détail du texte montre que c'est une liberté conditionnelle. La condition, c'est que ce soit une pédagogie « scientifique ». C'est une liberté sous caution, sous la caution des neuro-sciences.
Une liberté pour s'émanciper de la tradition
- La liberté pédagogique : illusion, malentendus, paradoxes et controverses d'une profession
Rémy DAVID, enseignant de philosophie au Lycée Philippe Lamour de Nîmes, directeur de programme au Collège international de philosophie
Dans le contexte actuel de réforme du lycée et du Baccalauréat, donc des programmes de philosophie en classe de terminale, la « liberté pédagogique » est une revendication et un argument qui refait une apparition vigoureuse dans les débats de la profession. La liberté pédagogique constitue une antienne de l'enseignement de la philosophie depuis les débats des années 1970-1980's. La revendication de liberté pédagogique, sous une apparence de grande ouverture et de diversité ne cache-t-elle pas une conception très conformiste du métier au service du statu quo, voire du conservatisme pédagogique ? La puissance de cette conception tient certainement à une cohérence entre le dogme de l'Inspection Générale de l'Éducation Nationale de philosophie et l'association historiquement dominante chez les professeurs de philosophie, l'APPEP (Association des professeurs de philosophie de l'enseignement public), qui s'exprime en ce mot d'ordre : « la philosophie doit être à elle-même sa propre pédagogie ». - Pédagogie du projet, pédagogie de libération
Michel HUBER, Institut Henri Wallon - GFEN
La pédagogie du projet demeure une pratique d'avenir mais qui a encore bien du mal à trouver sa place dans les référentiels et l'activité des enseignants. Elle est guidée par une utopie, une visée éthique et philosophique qui n'est pas toujours partagée. Le défi qu'elle propose semble parfois difficile à relever. Est-ce la faute d'une formation inefficace ? Est-ce une pratique trop subversive pour nos politiques ? - La liberté pédagogique est une expérience collective... à conquérir
Pascal DIARD
Et d'abord en prison !
Il existe un lieu où la notion de liberté pédagogique apparaît de prime abord comme une mauvaise abstraction, au sens où Marx l'entendait, à savoir détachée de toute réalité concrète. Ce lieu c'est la prison. Car c'est bien là que cette liberté est mise radicalement à rude épreuve. En effet, comment (se) construire un esprit critique parce que libre, un esprit libre parce que critique quand les corps sont enfermés ? Quatre heures dans la prison de Nanterre à faire découvrir le Code Noir à de jeunes prisonniers, dans les conditions les plus aléatoires qui soient, dans un bruit pas possible (même les chaises grincent sur le sol en ciment), dans un espace de « formation » où paradoxalement toutes les portes sont ouvertes, et voilà qu'un moment de liberté concrète se profile à l'horizon quand un jeune commence à réaliser que le travail que nous faisons sur ce texte du 17ème siècle ouvre de nouvelles perspectives de compréhension des droits en prison ! L'arbitraire du rapport maître-esclave fait, ici et maintenant, écho à celui du rapport surveillant-prisonnier.